Evgeny Nikitin et Richard Wagner, voilà un couple qui a, il y a de cela quelques étés, défrayé la chronique. L’histoire est connue, et elle en dit long sur les liens qu’à tort ou à raison, on entend établir entre la musique de Wagner et « un passé qui ne passe pas ».
Or donc, Evgueni Nikitin devait incarner le Hollandais dans la nouvelle production du Vaisseau Fantôme à Bayreuth en 2012. L’intéressé, dans son jeune âge, avait fait ses premiers pas musicaux comme batteur dans un groupe de hard-rock: les vidéos circulaient, le montrant suant sur sa batterie, dans un déluge de décibels. On tenait là la (petite) dose de scandale qui sied à chaque première bayreuthienne, surtout sous l’ère Katarina. Les répétitions étaient bien avancées lorsque, la veille de la générale, la chaîne de télévision ZDF exhuma une vidéo datant de 2008, laquelle permettait de contempler sur la poitrine du baryton torse nu un imposant tatouage représentant de façon indubitable une croix gammée. Emoi, scandale, opprobre, infamie, enfer et damnation : voilà qu’à deux jours de l’ouverture du festival, ressurgissaient les heures les plus sombres de l’histoire de la Colline sacrée, son accointance avérée avec le IIIe Reich et, au delà, l’antisémitisme avéré de Wagner. Pour couper court à toute polémique, Nikitin quitta Bayreuth, en accord avec les deux soeurs Wagner, nouvelles gardiennes du temple, à moins que ce ne fut à leur demande. Samuel Youn remplaça l’infortuné tatoué, et l’on s’empressa d’oublier l’incident.
C’est dire que l’on attendait cet album avec curiosité. Difficile de ne pas y voir, de la part du chanteur, une forme de pied de nez : la photo de la couverture, qui fait fortement penser à un succès bien connu de Fernandel (« Je suis un dur, un vrai, un tatoué »), lève le moindre doute à cet égard… Faut-il dès lors voir dans ce récital la volonté de laver l’affront de juillet 2012, en montrant que la consécration bayreuthienne qui était programmée ne faisait aucun doute ? Voire…
Quelles que soient les motivations ayant présidé à l’enregistrement de ce récital, on aurait tort de réduire Evgeny Nikitin à ses oripeaux de loubard du lyrique. Ce serait oublier que depuis près de 15 ans, il promène sur les principales scènes lyriques (New York, Paris, Munich, Dresde, Leipzig, Berlin…) ses incarnations régulièrement saluées de Telramund, Amfortas, Gunter (par exemple à l’Opéra de Paris), Fasolt, Klingsor, Wotan, ou du Hollandais, (notamment sous la direction dégraissée de Marc Minkowski). On avait, en 2012, dans ces colonnes, salué de manière appuyée sa prestation en Amfortas dans le Parsifal par ailleurs bien aseptisé dirigé par Marek Janowski.
Ce disque confirme ces jugements flatteurs, et de fort belle manière. Ce qu’on y entend montre que les soeurs Wagner (et avant elles quelques autres) n’avaient pas tort en voulant confier à ce chanteur des rôles wagnériens de premier plan. D’entrée, on est frappé par la somptuosité du timbre, plein, riche de substance tout en étant mordant et incisif, et d’une grande homogénéité sur l’ensemble de la tessiture. On admire la capacité à projeter, le clarté de l’émission, tout comme la maîtrise du souffle et de la ligne. Rien de pâteux, de gris ou de terne. Le chant est par ailleurs constamment surveillé, évitant l’héroïsme de pacotille trop souvent de mise dans ce répertoire. En impressionnant dans l’imprécation (« Durch dich musst’ich verlieren », de Lohengrin), la déclamation, mais aussi dans le murmure, l’intériorité, la complainte (romance à l’étoile de Tannhäuser, « Dich frage ich », du Vaisseau Fantôme, « Der Augen leuchtendes Paar » de La Walkyrie), Nikitin se hausse au niveau des meilleurs. Mieux encore, il administre la preuve de sa capacité à briller dans les rôles nobles (Wolfram, le Hollandais, Wotan) comme dans les rôles sombres et maléfiques (Telramund), comme bien peu avant lui.
Au sommet, on placera les vingt minutes de la première scène de l’acte II de Lohengrin : cet extrait, très rarement enregistré de manière isolée, permet de saisir l’absolue adéquation vocale et dramatique de Evgeny Nikitin avec le personnage de Telramund, qui n’a rien, ici, d’un pleutre ou d’un geignard. La manière dont il fait un sort au redoutable arioso « Durch dich musst’ich verlieren » – qui laisse tant de barytons exsangues et à bout de voix- chanté ici à pleine puissance, se jouant de la tessiture impossible, est proprement jubilatoire ! Sa partenaire, Michaela Schuster, campe une Ortrud idéalement insinuante et vipérine, en même temps qu’elle est vocalement opulente: hautement réjouissant ! Du chant wagnérien comme on en entend trop rarement. On s’en voudrait, à ce stade, de ne pas mentionner la prestation de l’Orchestre philharmonique royal de Liège, riche en qualités premières, et qui sait à merveille varier les climats, sous la direction alerte et bienvenue de Christian Arming. Ils prennent toute leur part -qui n’est pas mince- à la réussite de l’ensemble.
Seul regret à l’écoute de ce programme: l’enchaînement des morceaux, qui n’a ni queue ni tête. Rien à dire sur l’ouverture du Vaisseau fantôme puis le monologue du Hollandais. Mais pourquoi diantre avoir fait précéder la première scène du II de Lohengrin, sombre, torturée, qui suinte le fiel et la rancœur, du prélude du III, qui est un jaillissement de joie exubérante ? A tout prendre, le prélude du I aurait mieux été en situation. Faire suivre cette séquence par la Romance à l’étoile déconcerte tout autant. Mais que dire du choix consistant à faire suivre cette Romance à l’étoile par… la marche funèbre du Crépuscule des Dieux (la transition est rude), elle-même suivie, au mépris de toute chronologie, par les Adieux de Wotan ? Qu’importe: l’auditeur replacera les séquences dans l’ordre idoine (on suggère 1-2-5-4-3-7-6), et savourera une prestation vocale qui confirme la place de son auteur dans la cour des grands. Une voix comme celle-là, on en redemande, même tatouée !
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