Enfin une vraie intégrale
par Jean-Michel Pennetier
Composé par Donizetti quelques mois après sa triomphale Lucia di Lammermoor, Belisario fut créé avec grand succès à Venise. La petite histoire raconte même que le compositeur fut accompagné chez lui à la lueur des flambeaux par une foule enthousiaste. Repris un peu partout en Italie et en Europe, l’ouvrage disparut des scènes avant de revenir à l’occasion de la « Donizetti Renaissance » lors des légendaires représentations de 1969, toujours à la Fenice, avec Giuseppe Taddei et Leyla Gencer. Un peu plus tard Renato Bruson offrira l’une des plus belles interprétations contemporaines du rôle.
Objectivement, Belisario n’est pas un chef d’œuvre scandaleusement oublié du compositeur bergamasque, mais l’ouvrage recèle néanmoins de nombreuses belles pages, propices à mettre en valeur des gosiers de premier ordre. Les enregistrements sur le vif nous permettent d’apprécier ces voix illustres, mais présentent l’immense défaut d’être généralement coupées. Le premier atout de ce nouveau Belisario, proposé par Opera Rara, est donc de nous permettre d’entendre l’ouvrage dans une édition critique, au plus proche de ce qui avait été créé à Venise, bénéficiant de la perfection technique de l’enregistrement en studio.
Vaguement inspiré du personnage historique de Bélisaire, général byzantin du 6e siècle, l’intrigue est notablement originale. Il n’y a aucune histoire d’amour ! Antonina, l’épouse de Belisario, déteste son mari car elle croit que celui-ci est responsable de la mort de leur fils. Elle le dénonce à l’empereur. A son retour de campagne, Belisario gracie ses prisonniers, mais l’un d’eux, Alamiro, décide de rester à ses côtés. A l’issue d’un procès, Belisario est condamné à l’exil, non sans être préalablement aveuglé (pour ne pas voir sa misère). Alamiro jure de le venger en prenant la tête de l’armée ennemie. Irene, qui a accompagné son père dans son exil, découvre qu’Alamiro est en fait son frère perdu : celui-ci prend alors la tête des armées grecques pour se retourner contre les envahisseurs. Blessé dans la bataille, Belisario meurt et Antonina exprime tardivement ses regrets dans une de ces scènes finales typiquement donizetiennes.
Bien que sans comparaison avec les géants vocaux du passé, la distribution reste de bonne tenue. Nicola Alaimo campe un Belisario authentiquement belcantiste, plus rossinien que verdien (nous y reviendrons), toujours musical et dramatique sans outrance. Le souffle est long, le phrasé impeccable, et, bien captée, la voix est plus séduisante que ce qu’on peut apprécier dans des salles trop grandes. Le jeune Russel Thomas tire lui plutôt son ténor vers Verdi. La prestation est assez exaltante par son allant, sa fougue, un timbre au métal tranchant, mais ce n’est pas toujours très belcantiste (son triomphe en Gabriele Adorno cet été au Covent Garden démontre où se situe son vrai répertoire). On pourrait apprécier davantage la sincérité et l’absence de maniérisme de cet artiste, s’il témoignait d’un peu plus de subtilité dans le chant.
Avec des moyens qu’il serait vain de comparer à ceux d’un Samuel Ramey par exemple, Alastair Miles, un fidèle d’Opera Rara, reste malgré les ans un bon belcantiste, d’une grande honnêteté artistique, faisant regretter l’absence de véritable scène pour Giustiniano. Personnage également un peu sacrifié, Irene n’a guère que sa grande scène avec Belisario pour briller. Camilla Roberts se révèle particulièrement émouvante dans ce duo, maîtrisant parfaitement le vocabulaire belcantiste et l’art des colorations. A peine regrettera-t-on un aigu un peu précautionneux. Le cas de Joyce El-Khoury est plus problématique. On appréciera un timbre au medium sombre (qui n’est pas sans rappeler celui de Maria Callas), mais l’aigu, vrillé, affiche vite ses limites, et la voix n’est pas toujours exempte de raucités. Même si l’artiste compense par son engagement une technique imparfaite au vu de certaines exigences musicales, le compte n’y est pas toujours (du moins au studio, car en direct le ressenti serait surement différent). La scène finale, qui devrait être le sommet de l’opéra, tombe ainsi un peu à plat.
On ne citera pas les autres chanteurs ayant participé à cette production, si ce n’est pour signaler qu’ils sont tous très bons. Il est bien rare aujourd’hui de voir un tel soin dans le choix des troisièmes rôles.
A la tête des excellents chœurs et orchestre de la BBC, Mark Elder est l’un des artisans de la réussite de cette nouvelle livraison d’Opera Rara, dirigeant avec fougue et passion, tout en restant attentif aux chanteurs. Seul regret, édition critique oblige, ceux-ci ne sont pas autorisés à varier les reprises (ce qui étaient quand même la règle interprétative) ou à orner leurs interventions de quelques suraigus (ça devait pourtant bien arriver !). Les amateurs de Donizetti garderont donc précieusement leurs « live », mais que ces réserves ne les empêchent pas de se jeter sur cette intégrale pour découvrir enfin l’œuvre dans sa globalité.
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Gaetano DONIZETTI
Belisario
Tragédie lyrique en trois actes (1836)
Livret de Salvatore Cammarano d’après la tragédie d’Eduard von Schenk
Belisario
Nicola Alaimo
Antonina
Joyce El-Khoury
Alamiro
Russel Thomas
Irene
Camilla Roberts
Giustiniano
Alastair Miles
Eutropio
Peter Hoare
Eudora
Julia Sporsén
Un centurion
Darren Jeffery
Eusebio
Edward Price
Ottario
Michael Bundy
BBC Singers
BBC Symphony Orchestra
Direction musicale
Mark Elder
Enregistré à Londres en octobre 2012
2 CD Opera Rara ORC49