Cruel concours de circonstances, ce Don Carlo, enregistré live le 16 juin 1956 au Mai Musical Florentin, arrive sur nos platines quelques jours après l’ouverture en berne de La Scala(1), avec une affiche qui tape en plein dans le mythe : Cerquetti, Neri, Barbieri, Siepi, Bastianini. Autre temps, autres voix. Seul le nom d’Angelo Lo Forese n’est pas resté dans l’histoire. Son Don Carlo ce soir-là à Florence a au moins le mérite de l’efficacité. Solide mais souvent sommaire, on lui trouve des accents alla Bergonzi qui nous le rendent attachant. Il fut comme lui baryton avant d’être ténor ; ceci explique peut-être cela. En 1952, quatre ans après avoir débuté dans le rôle de Silvio (I Pagliacci), sa rencontre avec le maestro Emilio Ghirardini (qui fut aussi le professeur de Renata Scotto et de Luigi Alva) détermina sa vraie nature vocale. Six mois plus tard, il faisait ses débuts en Manrico (Il Trovatore) au Teatro Nuovo de Milan, premier jalon – et non des moindres – d’un parcours qui allait compter plus de 80 rôles. De là à le cataloguer de ténor à tout faire, il y a une mince frontière qu’on ne franchira pas. Le chanteur met trop d’ardeur à bien exprimer, quitte à dépasser parfois les bornes, pour être expédié aux oubliettes. « Io l’ho perduta », qui ouvre l’opéra, version en 4 actes oblige, résume le personnage. Ni charme (Carreras), ni élégance (Bergonzi), ni fêlure (Vickers) mais une conviction à toute épreuve qui fait que son infant, porté par la direction exemplaire d’Antonino Votto, ne souffre pas trop de la comparaison avec ses partenaires.
D’autant qu’en 1956, Fedora Barbieri escamote déjà les aigus d’Eboli. Pourtant, même étêtée, sa Belle-au-bois-borgnant figure parmi les plus redoutables de la discographie : enivrante (chanson du voile), capiteuse et acerbe (premier tableau du troisième acte), orgueilleuse dans un « O don fatale » qu’elle empoisonne de teintes violacées, venimeuse jusque dans des remords plus narcissiques que sincères, fatale comme jamais.
En 1956 aussi, Ettore Bastianini amorce son déclin. Dans cinq ans, un cancer du larynx mettra un terme tragique à une carrière qui a atteint son apogée en 1955 à La Scala dans une Traviata de légende (Visconti, Callas). Son Rodrigue ne déborde pas d’imagination mais porte encore beau, même si, la fatigue aidant, la voix expose ses limites dans un « O Carlo ascolta » au bord du précipice.
En 1956 toujours, la comète Cerquetti illumine le ciel lyrique d’un feu qui brûle encore. A mi-chemin d’un parcours qui, comme celui de Bastianini, s’achèvera en 1961, son Elisabetta commence à payer le tribut d’un début de carrière bien rempli. Parfois incertaine, l’aigu un peu court, voire faux (le quatuor du IV), et malgré tout souveraine (« Non pianger, mia compagna »), traversée d’émotions (« Tu che le vanità » évidemment mais aussi, dans le duo final, l’intensité à peine soutenable du « ma lassù ci vedremo in un mondo migliore ») avec cette vitalité et cette densité vibrante du son qui rend chacune de ces interprétations inoubliables, celle-là comme les autres.
1956 enfin, Cesare Siepi livre en direct, à défaut d’un enregistrement studio, son interprétation de Philippe II. Ce témoignage pourrait faire à lui seul le prix du coffret car son roi d’Espagne, sans posséder l’ampleur imposante des autres grands titulaires du rôle (Christoff, Ghiaurov) a dans son étoffe majestueuse une vulnérabilité qui le rend unique. Immense et immensément humain. Le duo avec le Grand Inquisiteur de Giulio Néri, une autre figure de légende, suivi de celui avec Elisabetta (« Giustizia! O Sire ») sont des combats de géants dont on ressort brisé.
En bonus, des extraits live du Mazeppa de Tchaïkovski continuent de titiller le mythe en alignant sur le tapis sonore un nouveau brelan d’as : Boris Christoff, Magda Olivero et l’incontournable Ettore Bastianini.
Christophe Rizoud
(1) Lire à ce sujet l’article de Jean Cabourg : Don Carlos à La Scala ou l’effondrement du chant verdien