En 1985, alors que l’Allemagne et l’Angleterre fêtaient le tricentenaire de la naissance de Haendel, l’opéra baroque n’avait pas encore connu en France le réveil que devait marquer Atys en 1987. Hormis une Alcina en 1969 avec Teresa Stich-Randall dans le rôle-titre et Mady Mesplé en Morgana, Paris avait jusque-là superbement ignoré le compositeur, la France se bornant à le découvrir à Aix, ou à Lyon ; pour le tricentenaire la capitale en était encore au statisme empanaché des productions Pizzi (Rinaldo au Châtelet en juin 1985). La vision que Nicholas Hytner, venu du théâtre parlé, donna de Serse – ou plutôt Xerxes, ENO oblige – allait renouveler de fond en comble cette approche compassée et hiératique, deux ans avant que Peter Sellars ne vienne donner un grand coup de pied dans la fourmilière avec son Giulio Cesare créé à Boston (1987), repris à Bruxelles (1988) puis à Nanterre (1990). En 1987 également, la même équipe Hytner/Fielding donnerait à Garnier un Giulio Cesare transposant dans l’Egypte antique l’esprit et l’esthétique qui avait si bien réussi à la Perse.
Bien plus galant qu’héroïque, Serse se prêtait à merveille au second degré pratiqué par Hytner, sans doute mieux que tant d’autres opéras baroques où d’autres metteurs en scène rechercheraient désormais le gag à tout prix. Et le spectacle de l’ENO brillait aussi par l’extrême élégance de ses costumes – même si les perruques semblent aujourd’hui un peu démodées – et par le raffinement de ses décors associant les jardins anglais du XVIIIe siècle aux ruines de Persépolis (notamment un magnifique taureau ailé taillé dans un if). Scéniquement, le résultat n’a pas vieilli.
Musicalement, en revanche, l’orchestre de l’ENO sonne bien vieillot. Dans ce répertoire, nos oreilles ont perdu l’habitude des instruments modernes, et d’une direction aussi tristounette. Bien que pionnier de l’exploration de la musique baroque dès la fin des années 1950, Charles Mackerras ne se fatigue guère pour donner vie à cette partition. Et il faut bien dire que la prise de son n’est pas des meilleures (ce DVD laisse également à désirer en matière de qualité de l’image, sans doute à cause du report à partir d’une vidéo captée par Thames Television, et aussi sur le plan du découpage, puisqu’il n’y a en tout et pour tout que trois plages correspondant à chacun des trois actes).
Heureusement, il y a la distribution vocale ! Si l’on excepte le gros point noir que constitue Christopher Robson, contre-ténor au timbre ingrat, grand émetteur de notes fixes, les principaux rôles ne sont qu’enchantement. Avant de se prendre au piège du vedettariat Outre-Manche, Lesley Garrett était encore une délicieuse soprano légère dont le tempérament convenait parfaitement au personnage de petite sœur pimbêche qu’est ici Atalanta. Jean Rigby prêtait son beau timbre sombre et sa fougue à une déchirante Amastre. Et au sommet se rejoignaient deux générations de chanteuses anglaises : l’éblouissante Valerie Masterson, l’une des meilleures sopranos britanniques de l’après-guerre, trouvait avec Romilda un de ses derniers grands rôles ; dans les années 1970, la France l’avait applaudie à Aix-en-Provence dans de nombreux rôles, et à Garnier en Marguerite dans la production Lavelli, et elle serait Cléopâtre à Garnier en 1987. Sa cadette Ann Murray était, elle, à son zénith : voix glorieuse, assurance scénique, c’est pour elle qu’en 1993 l’ENO devait monter Ariodante et Covent Garden Mitridate. L’autre DVD de Serse actuellement disponible (EuroArts) a de tout autres arguments musicaux à faire valoir : la version originale en italien, d’abord, les Talens Lyriques et la direction de Christophe Rousset ensuite, l’excellent Arsamene d’Ann Hallenberg enfin, mais mieux vaut y oublier la mise en scène de Michael Hampe, alors que c’est l’esprit de Nicholas Hytner qui fait tout le prix de ce DVD Arthaus, qui continuera sans doute à être régulièrement réédité tant qu’aucun autre Serse ne réussira à charmer à la fois l’œil et l’oreille.