Qui se souvient que le premier disque solo d’Elina Garanča s’articulait autour d’airs de Mozart et Donizetti et que, jeune membre de la troupe de l’Opéra de Vienne, c’est dans La Cenerentola de Rossini qu’elle fit ses débuts parisiens ? Méthodiquement, elle a fait évoluer son répertoire jusqu’à aborder Kundry et se transformer en une ombrageuse Liedersängerin dans un récent enregistrement consacré à Schumann et à Brahms. C’est avec la même implication, mais aussi avec un surplus de liberté, que Garanča abordait cette fois les Wesendonck-Lieder dans le concert salzbourgeois repris sur ce disque. Aidée sans doute par la battue très souple de Christian Thielemann, qui ouvre, avec le Philharmonique de Vienne, un somptueux livre d’images tout en se gardant bien d’en tourner les pages avec une rigueur trop métronomique, elle ose des murmures et des demi-teintes dont on salue autant l’audace (car il est tentant, avec une voix si somptueuse, de se contenter de montrer les muscles) que l’à-propos : « Im Treibhaus » et « Träume » sont les sommets de ce Wagner sombre, contemplatif, au fond intensément romantique. Mais il faut entendre aussi l’aisance avec laquelle Garanča se déplace dans les harmonies si complexes de « der Engel », et comme elle donne à « Stehe still ! » un mouvement lancinant mais profondément intériorisé.
Sur les Rückert-Lieder reposent d’autres enjeux : la richesse du tissu orchestral, épousant une écriture où Gustav Mahler, fidèle à ses habitudes, entremêle traits de génie modernistes et inspirations plus folkloriques, exige de la voix un contrepoint tout aussi versatile. Or, la substance intrinsèque du timbre d’Elina Garanča – un timbre de velours noir – se prête assez peu aux variations de couleurs. De « Ich atmet’ einen linden Duft » à « Blicke mir nicht in die Lieder », mêmes diaprures et même rigueur. Le défi que pose une mélodie comme « Um Mitternacht », où l’on doit entendre le désespoir se transformer en résolution, lui est à cet égard problématique : les tourments du début, si éloquents, n’aboutissent à la triomphale strophe finale qu’au prix d’une certaine artificialité. Le meilleur de cette interprétation, il faudra plutôt le chercher du côté d’un « Liebst du um Schönheit » délicatement inquiet et dans « Ich bin der Welt abhanden gekommen », où la voix se pose sans le moindre pathos sur un orchestre en étant de grâce, parfaite illustration d’un mariage entre voix et instrument que l’on voudrait entendre plus souvent à un si haut degré d’union. Car les quelques réserves exprimées ici ou là ne doivent pas détourner de l’essentiel : pas à pas, Garanča marche dans le sillage des plus dignes chanteuses de Lieder ; quelle sera sa prochaine étape ?