Elle apparut en Carmen pour l’ouverture de la Scala 2009 au côté de Jonas Kaufmann et ce fut un coup de tonnerre. Depuis, elle a fait la conquête des scènes les plus prestigieuses de la planète, le Met en tête, et de tous les grands rôles de mezzo, Amneris, Santuzza, la princesse de Bouillon, Dalila, Azucena, Eboli… A 37 ans, elle tient ferme son sceptre de mezzo-star.
Elle a été élue en 2018 chanteuse de l’année par les lecteurs de Forum Opera. Elle donnait la même année un récital d’airs d’opéras auquel Maxime Pierre accordait ici quatre cœurs.
Anita Rachvelishvili dispose de moyens considérables. Voix immense, puissance dramatique illimitée, et penchant à la démesure. Elle donne aujourd’hui un récital de mélodies où elle chante en cinq langues. Un album qui pourra de prime abord déconcerter, et qui demande à être apprivoisé, tant elle y déploie une puissance de feu étonnante, et qui pourra sembler parfois hors de propos. Selon l’humeur (ou les goûts), on jugera ces interprétations magistrales ou démesurées…
Toutes voiles dehors
Les trois mélodies de Tchaikovsky par lequel commence ce récital le démontreront à l’envi, et la suite non moins.
C’est d’abord le célèbrissime et mélancolique Net, tol’ko tot, kto znal (Personne d’autre que le cœur solitaire) d’après le Nur wer dir Sehnsucht kennt de Goethe. Sur le piano un peu sommaire de Vincenzo Scalera, Miss Rachvelishvili se lance majestueusement et rayonne de lyrisme, avec de somptueux graves, des aigus d’airain et un vibrato fièrement assumé…
Non moins ardent, Noch (Nuits), op. 73/2 assume avec aplomb le parti-pris du pathétique, d’un ample vibrato, d’une expressivité toutes voiles dehors. On le sait, Anita n’est pas femme de demi-mesures et la mélancolie chez elle touche au cosmique. On a le droit trouver cela sublimement slave ou franchement too much…
Prime renye (Réconciliation), op. 25/1, au gré d’une courbe spectaculaire, prend l’aspect d’une scène théâtrale, allant de la retenue, de l’émotion maîtrisée, à la plus explosive passion, pour revenir à l’intimité de la confidence.
Le bonheur de chanter
Puis ce sont cinq mélodies de Rachmaninov, et on ira d’étonnement en étonnement.
Ditya, kak tsvetok ty prekrasna, op. 8/2 (Tu es beau, enfant, comme une fleur), d’après Heine, commence en douceur avec le charme enjôleur d’une brève romance.
Polyubila ya, op. 8/4 (Je suis tombé amoureux) met en l’évidence l’éclatante santé de cette voix, ses riches médiums, et des aigus qui savent s’alléger.
Zdes’khorosho, op. 21/7 (Il fait beau ici) allie des graves ensorcelants à des aigus aériens, et rayonne du bonheur de chanter.
Le célèbre Ne poy, krasavitsa, pri mne, op.4/4 (Ne chante pas pour moi, ma beauté) sur un poème de Pouchkine, pourra sembler écrasé par un excès de moyens vocaux (et, hélas, un piano toujours aussi banal). Mais ne boudons pas notre plaisir devant cette ampleur, cette générosité, cette sincérité et cette maîtrise d’un organe exceptionnel.
O, ne grusti po me ! op.14/8 (Oh ! Ne sois pas triste pour moi) est une nouvelle mini-scène théâtrale, commencée mezza voce, qui s’anime bientôt et soudain éclate et atteint au grandiose.
Du compositeur géorgien, son compatriote, Otar Taktakishvili, Anita Rachevelishvili propose une mélodie, Mzeo Tibatvis (Le soleil d’Octobre), qui n‘est pas très éloignée du monde de Rachmaninov. Sur une note obsessionnelle du piano, et non sans quelques orientalismes, la voix suggère une rêverie un peu engourdie, ondulant voluptueusement, avant que l’interrompe un sursaut de passion, puis que tout s’apaise doucement.
Charmes 1900
Les romances de Tosti sont interprétées avec un art consommé. Non t’amo piú ne déparerait pas un opéra vériste, et Miss R. lui prête de touchantes couleurs désolées, mélodramatiques peut-être, mais assumées avec une telle bravoure qu’on n’y résiste pas.
Ideale, langoureuse, d’un sentimentalisme très 1900, est une démonstration de maîtrise de la ligne, du souffle et des demi-teintes, et Tristezza porte fièrement son pathétisme tendre, de café-concert ou de terrasse napolitaine peut-être, mais émouvant et sincère. Chemin faisant, on admire comment la chanteuse ici domine ses grands moyens pour ne pas écraser ces bibelots d’époque.
On est beaucoup moins convaincu par les mélodies de Duparc. Glissons sur le prosaïsme du pianiste, décidément hors sujet. On ne comprend guère les mots d’Elégie, et la ligne musicale n’est pas là non plus, ni l’esprit, ni le sentiment. Trop de voix, pas assez d’intériorité (écouter Marianne Crebassa).
La Chanson triste est plus convaincante, parce que plus mélodique, mais il lui manque l’intimité, la confidence, le souffle des mots, et la voix, à être retenue, perd de sa plénitude.
Et La vie antérieure devient une grande chose lyrique un peu démantibulée, où on cherche à la fois Baudelaire et l’homogénéité de la voix, elle aussi enfuie.
Panache
Il y a presque six ans Christophe Rizoud disait ici son enthousiasme après avoir entendu en récital à l’Espace Cardin les Sept chansons populaires espagnoles de Manuel de Falla « explosives, colorées, tour à tout gaies ou ombrageuses, tendres et fières, héroïque succession de climars figurés d’une voix douce ou torrentielle… »
Et en effet Anita Rachvelishvili en donne une lecture un peu sauvage, à l’emporte-pièce, dans la lignée de celle de Marylin Horne. On aime particulièrement Asturiana, qui semble écrasée de soleil, tout vibrato effacé pour le coup, et la fierté, le panache de Jota, ses aigus brillants, sa désinvolture à la Carmen, les couleurs diaphanes de Nana, ses mélismes à l’andalouse, et, final euphorisant, la puissance orgueilleuse de Polo, irrésistible d’âpreté et de cambrure.
Miss R. telle qu’en elle-même, et telle que la photo de couverture, d’un kitsch réjouissant, la montre…