Si le nom d’Edouard Lassen ne vous dit rien, sachez que moi non plus je n’avais jamais entendu parler de ce compositeur avant la parution de ce nouveau CD. Pourtant, lorsqu’on lit sa biographie, on s’aperçoit qu’il bénéficia de son vivant d’une large notoriété et même d’un peu de gloire, puisqu’un temps, une rue de Weimar porta son nom. Né en 1830 de parents israélites installés à Bruxelles, Lassen fit une brillante carrière de Muziekdirektor puis de Hofkapelmeister à Weimar, à la suite de Liszt qui lui prodigua estime et soutien. Ses nombreuses fonctions à l’orchestre et à l’opéra ne l’empêchèrent pas de composer à peu près dans tous les genres, et sa notoriété perdura longtemps après sa mort intervenue en 1904, jusqu’à l’avènement du régime nazi. Son œuvre fit alors l’objet d’un bashing complet dont elle ne se releva pas, et qui explique notre ignorance d’aujourd’hui.
Alors, à quoi ressemblent-ils, ces Lieder ? Ils sont dans la ligne des Lieder romantiques allemands, bien sur, mais ils ont un ton bien à eux ; on y sent l’influence de Schumann, un sens de la concision, de l’humour, un grand raffinement d’écriture, une expression très directe et fluide, toujours guidée par le poème ; on y trouve sans doute guère d’innovation, ni même de modernité, mais en un mot comme en cent, ils sont délicieux.
Malgré son jeune âge, Reinoud Van Mechelen a déjà derrière lui une belle carrière de ténor, acquise principalement dans le domaine de la musique baroque où il exerce ses talents depuis une petite dizaine d’années. Il est passé par le Jardin des voix, le Collegium Vocale, les Talens Lyriques, Pygmalion et beaucoup d’autres ensembles de grand renom. C’est à l’occasion de la crise sanitaire, qui a soudain et bien involontairement dégagé son agenda, qu’il s’est penché sur ces mélodies, sortant a priori de son répertoire habituel, ou du moins de celui que le public lui connaissait.
La voix est très belle, très pure, avec des aigus aisés sans effort apparent, des couleurs très chaudes et une belle ardeur juvénile. Au plan de l’interprétation, c’est principalement le très grand soin apporté par les deux interprètes et le sens poétique très inspiré du ténor qui frappent dès les premières plages du disque ; par un savant jeu de couleurs, usant très subtilement d’une certaine fragilité naturelle – particulièrement émouvante – de sa voix, Reinoud Van Mechlen propose pour chaque Lied une atmosphère propre, en phase avec le texte. Le pianiste Anthony Romaniuk, apporte un constant soutien à son partenaire, fait preuve du même soin et de la même délicatesse que lui, et joue également un grand rôle dans la réussite du récital. On découvre l’ensemble avec curiosité, puis très rapidement avec ravissement, ajoutant au bonheur de la découverte le plaisir que procure une interprétation particulièrement réussie.
Comme l’explique Manuel Couvreur dans l’excellente notice biographique qui accompagne cet album très soigné, Lassen bien que parfaitement intégré fascinait les allemands par ses manières françaises, assumant complètement sa double appartenance culturelle. Meurtri par la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne en 1870, Lassen, intercesseur des cultures, posa alors un geste culturel très fort : il recomposa un de ses Lieder sur un texte de Heine (allemand francophile exilé à Paris) qui avait remporté un très vif succès, en lui ajoutant quatre strophes en français : c’est le témoignage de ce véritable acte politique qui termine notre enregistrement, une réussite absolue.