Le titre ne doit pas faire illusion : il ne s’agit pas d’aborder les problématiques de la création lyrique contemporaine, sinon au travers de Written on Skin (1), et de quelques autres ouvrages, sur lesquels se fonde la réflexion proposée.
N’est-il pas dans la nature de l’opéra, depuis ses origines, de transmettre des sensations ? Written on Skin, que produisait le Festival d’Aix-en-Provence en 2012, aura été le déclencheur des recherches d’Armelle Babin, qui la conduisirent à la soutenance de sa thèse, puis à l’édition de cet ouvrage. La vive émotion qu’elle ressentit a motivé une réflexion sur la perception de la musique et sur les ressorts dont usent les contemporains qu’elle cite pour exacerber tous nos sens.
Bachelard, Jankélévitch, mais aussi Dahlhaus, Nattiez et combien d’autres sont convoqués pour permettre à l’auteur d’interroger « le sens-sensible de la musique et le rapport entre son, peau et mémoire », en fixant comme référence « l’émergence du sensible » chez Debussy. Ainsi, outre George Benjamin, essentiel, elle retient Philippe Boesmans, Peter Eötvös, Kaija Saariaho, et la moins connue Ana Sokolovic pour illustrer son propos (2). Son appropriation des œuvres lyriques de ces derniers lui permet – dans les cinq premières annexes – d’aller au cœur des opéras et d’en citer opportunément tel ou tel passage pertinent. A l’en croire, ces derniers renoueraient avec une « sensualité du timbre » du siècle passé. L’aurait-on perdue ?
L’auteur étudie « l’effet tangible de l’opéra sur les sentiments, sur les sens, sur l’esprit, beaucoup sur la mémoire – et même sur le corps humain », faisant fi de l’approche traditionnelle, rationnelle, de l’analyse musicale, qui peut « en de mauvaises mains, favoriser un discours aride et aliénant sur la musique », (G.Benjamin, préface). La démarche, originale (3), s’articule autour de deux parties essentielles. La première, « L’émergence d’une « vie sensible » dans la pensée et la création musicale contemporaine », après quelques rappels, aborde enfin « le sens-sensible dans l’opéra contemporain », partant du principe que les ouvrages et compositeurs retenus en sont les représentants. Riche de 150 pages, c’est la seconde partie, centrée sur Written on Skin, qui apporte le plus, véritable complément au numéro de l’Avant-Scène opéra que Chantal Cazaux consacrait en 2013 à l’ouvrage. On lira avec bonheur les annexes – dont il a déjà été fait état – qui reproduisent l’intégralité des échanges de l’auteur avec le compositeur, le librettiste, Martin Crimp, comme Bernard Foccroulle, alors directeur du Festival, et Ana Sokolovic.
L’appareil critique, les tables, les index sont dignes d’une publication universitaire, et constituent des outils précieux au chercheur comme au curieux. Une contribution intéressante, qui vaut essentiellement par l’étude de Written on Skin et les éclairages que le compositeur et le librettiste y apportent.
(1) Forumopéra a tant publié à propos de ce chef-d’oeuvre que l’on renonce à lister les critiques, interviews, brèves en rapport. Il suffira au lecteur curieux de taper le titre dans le moteur de recherche sité en haut à droite de la page d’accueil
(2) Tout choix comporte une part d’arbitraire. Parmi plus d’une centaine ayant illustré le théâtre lyrique depuis le tournant de notre siècle, ces créateurs aussi prestigieux ont été retenus car « leurs opéras témoignent de l’espace sensible tel que nous l’avons défini ». Quitte à souligner une relative vacuité de la démarche, je me suis fréquemment surpris à substituer un compositeur ou une œuvre totalement étrangers au propos de l’auteur, à telle phrase, tel paragraphe ou tel argumentaire, sans que le sens en soit altéré.
(3) Les considérations esthétiques et/ou philosophiques auraient gagné à être étayées, précisées, nuancées par les neurosciences, et l’étude expérimentale des réactions à l’écoute musicale. Cette dimension appelle une autre étude, non moins prometteuse, qui viendra bien un jour prochain.