En quoi les musiciens et le domaine de la musique vont-ils se démarquer de l’énorme production caricaturale et humoristique de la période considérée ? Et que vont apporter de telles caricatures à notre connaissance du monde musical et de son audience ? Telles sont les questions principales que l’on se pose avant même que d’ouvrir l’ouvrage de Solange Vernois. Car que sépare la simple caricature charge, amusante mais sans portée réelle, et dont Dantan fut l’un des plus grand spécialistes, des caricatures ayant un sens profond social ou politique ? L’auteure indiquant que « la musique a été considérée par les dessinateurs comme un marqueur social », nous allons voir si ces questions trouvent ici réponse.
Mais auparavant, il en est une qui est beaucoup plus immédiate ; celui qui se dit : « Chic, je vais voir des caricatures amusantes difficiles d’accès », risque d’être très déçu. En effet, les quelque cinquante illustrations de l’ouvrage ne mesurent chacune guère plus de quelques centimètres (alors que les originaux sont le plus souvent des grands formats en couleurs), et sont reproduites très médiocrement en grisé, sans aucun contraste noir et blanc : autant dire qu’elles sont illisibles, et nous ne pourrons donc rien en dire. Il manque même une légende (n° 50 p. 246), que l’on retrouve néanmoins en allant fouiner p. 319.
En revanche, notre soif de savoir est susceptible d’être plus largement satisfaite avec des chapitres particuliers consacrés au lyrique. Outre les compositeurs spécialisés (Wagner, Berlioz, Offenbach, etc.) qui ont été une mine pour les caricaturistes, l’auteure se penche sur le cas du chanteur lyrique (p. 56-58), de la diva (p. 59-63), et du chef d’orchestre d’opéra (p. 63-68). Puis chacune des trois grandes parties de l’ouvrage contient un chapitre approchant de près ou de loin le domaine lyrique. Le chapitre 5 de la première partie (« Le défi de la transcendance ») est consacré à « L’opéra : de la fiction à la mythomanie » (p. 69-86). Le chapitre 2 de la deuxième partie (« La chute d’Orphée ou la musique au quotidien ») est consacré à « La pratique trop féminine du piano et du chant » (p. 121-138). Le chapitre 3 de la troisième partie (« Au diapason de l’humour : la réconciliation du matériel et du spirituel »), développe « Les lois capricieuses de la physique », et consacre un passage aux « Rois du bel canto et les limites de la tolérance auditive ». Tout cela est sous-tendu des plus grands noms de la caricature (Caran d’Ache, Daumier, Cham, Gill, Granville, Steinlen, Stop et bien d’autres…), qui ont publié dans un très grand nombre de titres restés universellement célèbres (Le Charivari, Le Rire, Le Journal amusant, L’Éclipse, L’Assiette au beurre, etc.).
Qu’y apprend-on de nouveau ? En dehors du fait que la grande majorité des chanteurs lyriques n’ont pas précisément la ligne haricots vert, Rubini, la Pasta, la Malibran, la Krauss et la Patti sont passés à la moulinette sans que l’on apprenne quoi que ce soit de nouveau à leur sujet. Physique (taille, grosseur, coiffure…), caprices, dons dramatiques et – accessoirement – qualités vocales sont disséqués (le danger du cabotinage – rappelle l’auteure – est la mythomanie) : rien n’est vraiment nouveau sous le ciel étoilé de l’opéra, sinon qu’aujourd’hui rares sont les artistes à être caricaturés. Les figurants et techniciens ne sont pas oubliés, non plus que les lourdes machines d’autrefois, les costumes chamarrés, ni le personnel de sécurité, pompiers et gardiens de l’ordre.
Le côté social genre Fenouillard (rappelons aussi la longue galerie des pianos d’étude des demoiselles de la Légion d’honneur) est merveilleusement illustré par un dessin de Draner montrant le piano (au double sens du terme) devant lequel de la main gauche une jeune fille tourne une sauce, et de la droite fait ses gammes. Car l’apprentissage de la musique – et plus encore sa mise en action – constitue l’un des barreaux de l’échelle de l’ascension sociale qu’il serait incongru de vouloir sauter. Les salons mondains, autant que les salons bourgeois, chacun dans leur genre, ont dû en faire la dure expérience. Mais le paraître est aussi à l’extérieur, comme le rappelle Métivet, montrant une dame qui, dans sa loge, attire tous les regards : « Elle écoute un ténor qui file un tendre Si ? Elle écoute un hautbois à la voix nasillarde ? Du tout : Madame la marquise écoute si on la regarde ! »
À l’opposé, le chanteur de rues fera-t-il rire aussi ? Pas de la même manière, quand c’est le gamin dessiné par Guillaume qui obtient un franc d’un bourgeois qu’il a ému avec sa triste complainte, avant de lui cracher : « Vingt ronds : oh là là, t’es rien facile à taper ; je t’enverrai ma sœur ». Toutefois, dans le paragraphe « Métaphore musicale et faux-semblants de la politique », l’étude paraît déraper, faute d’un support historique suffisamment étayé, et paraît une fois de plus vouloir analyser davantage les événements décrits, que la caricature elle-même. De même que manque, dans un autre domaine, toute analyse psychiatrique du genre de celles que sait si bien mener un Serge Tisseron. Mais pour sûr le Choufleuri d’Offenbach montre bien qu’au-delà du dessin, la caricature orale et scénique reste quand même la plus drôle des charges contre le lyrique et ses excès.
Donc, au total, un énorme travail, explorant quasiment toutes les directions possibles, issu visiblement d’années de recherches et d’une parfaite connaissance du sujet (encore qu’au niveau de la bibliographie, il faut noter que le Bénézit a quand même connu plusieurs éditions depuis celle, citée, de 1948-1955). Sous son titre passéiste (qui sait encore exactement ce que représentait à l’époque un orphéon ?), cet ouvrage va néanmoins passionner les étudiants et les musicologues (la collection leur est explicitement destinée), mais n’est bien évidemment absolument pas fait pour le grand public. L’idéal serait maintenant d’en tirer un album de grand format, et d’y publier en fac-simile les caricatures les plus représentatives, remises en situation par des textes d’analyse et des commentaires circonstanciés, en reportant en annexe tout l’appareil critique. Cela valoriserait grandement le sujet traité, qui brille essentiellement par sa concision et sa drôlerie. Une telle édition, à l’image des ouvrages d’Hoffnung, l’un de leurs plus illustres continuateurs, serait certainement promis au plus grand et immédiat des succès.
Jean-Marcel Humbert