« Les chants les plus désespérés sont les plus beaux Et j’en connais d’immortels qui sont de purs sanglots ». Ces vers célèbres, John Dowland aurait pu les inspirer à Alfred de Musset tant il incarne mieux que tout autre le spleen élisabéthain. Et pourtant l’image du compositeur dépressif est réductrice. Damien Guillon nous rappelle que s’il se complaît volontiers dans la mélancolie, Dowland peut aussi se montrer enjoué, ironique et badin. Il a l’humeur versatile et glisse parfois du sourire aux larmes au sein de la même lute song, une ambiguïté et d’incessantes variations du sentiment que le jeune contre-ténor restitue avec un bonheur rare.
Si vous ne l’avez encore jamais entendu, rien de tel pour faire connaissance que la plainte dépouillée de Philip Rosseter, What then is love but mourning (plage 2), seul écart dans une anthologie entièrement dévolue à John Dowland: ces premières mesures a cappella révèlent la pureté de l’intonation et du timbre, clair mais rond, jamais acide ni pincé, un alto miraculeux au souffle infini, bientôt rejoint par le troublant liuto forte d’Eric Bellocq. Manière de luth réinventé dans les années 90 par un trio passionné (le luthiste André Burguete, le luthier Genter Mark et l’ingénieur Benno Streu), cet instrument hybride allie la transparence du luth, la profondeur du théorbe et la chaleur de la guitare espagnole, développant une richesse sonore et une présence qui le mettent sur un pied d’égalité avec la voix. Il ne s’agit plus d’accompagnement, mais d’un vrai dialogue au gré duquel les partenaires rivalisent d’éloquence. Les plages instrumentales sont beaucoup plus que d’aimables interludes, elles paraissent même trop brèves tant elles recèlent de poésie et de séduction.
« Eloquence », écrivions-nous, mais le terme, équivoque et chargé de connotations péjoratives, traduit mal l’impression qui saisit l’auditeur depuis le « Can she excuse my wrongs » inaugural, d’une étonnante mobilité rythmique, jusqu’à la désarmante imploration de « Come Heavy sleep »: le chanteur semble parler sa langue, avec un naturel expressif et une facilité déconcertante. Tout est immédiat et juste. Ecoutez seulement les accents déchirants, éperdus de « Sorrow stay »,le frémissant et tendre appel d’« Awake sweet love », où l’artiste déploie un phrasé de rêve. Damien Guillon a pour lui une musicalité rayonnante, un sens raffiné de la sprezzatura, mais aussi cette faculté irremplaçable de s’oublier pour se fondre dans la musique. Aucune intention superflue, pas le moindre effet appuyé. « C’est un joyau précieux que d’être simple » nous dit le poète anonyme mis en musique par Dowland (« Fine knacks for ladies »). L’élégie, en particulier, nous étreint en douceur et instille d’autant mieux son délectable venin (« I saw my lady weep »).
L’éditeur annonce des cantates de Bach, qui promettent beaucoup quand on connaît les affinités de Damien Guillon avec ce répertoire. Toutefois, il faut espérer que ce premier récital consacré à Dowland ne soit pas aussi le dernier, car ses lute songs ne rencontrent pas tous les jours un interprète d’élection.
Bernard SCHREUDERS