Si vous pensez que les mises en scène fastueuses et creuses sont l’apanage du Metropolitan Opera de New York, où régna longtemps Franco Zeffirelli, et où l’on ressort encore les bonnes vieilles productions wagnériennes d’Otto Schenk, détrompez-vous. En Italie aussi, on peut voir des spectacles fort décoratifs, où des chanteurs vêtus de somptueux atours évoluent gracieusement en scène, livrés à eux-mêmes et contraints de se rabattre sur la gestuelle la plus éculée, faute de direction d’acteurs. Heureusement, lesdites chanteurs sont en général bons, voire très bons, et il y a des mélomanes pour qui cela suffit amplement. L’œil est certes flatté par l’opulence des décors et la richesse des costumes d’époque, qui nous changent agréablement des guenilles et des murs de briques. Si vous attendez un théâtre plus stimulant, vous chercherez ailleurs. Le travail sur la psychologie des personnages n’a jamais été une priorité pour Hugo de Ana, et de ce point de vue, ce Don Carlo turinois ne tranche pas sur le reste de ses créations.
On danse beaucoup dans ce spectacle – une partie des suivantes de la reine, y compris la comtesse d’Aremberg, sont en fait des ballerines – et l’on se fige pour bien faire admirer au spectateur l’art avec lequel les groupes sont composés. Les colonnes monumentales se déplacent avec autant de légèreté que les protagonistes du drame, sinon plus. L’auto-da-fé du troisième acte est composé avec un grand souci de la symétrie et de l’équilibre des couleurs et des masses, mais la Voix du Ciel passe parfaitement inaperçue, et surtout il manque curieusement ces condamnés que l’Eglise conduit vers le bûcher : sans doute cela aurait-il perturbé la majesté d’un spectacle où l’on se soucie finalement plus d’élégance que de fidélité au texte. Certes, la présence d’interprètes dont les âges respectifs semblent parfois inverser les rapports prévus n’aide pas à conférer plus de vraisemblance, avec un Philippe II évidemment plus jeune que Carlos ou Posa, notamment. Et un Carlos plus pataud qu’il n’est permis, et qui se retrouve un peu trop souvent à quatre pattes, cela n’aide pas non plus.
Heureusement, il y a la musique. On connaît désormais les immenses qualités du chef Gianandrea Noseda, qui profite de chaque occasion pour mettre en relief tel ou tel détail de l’orchestration verdienne, mais sans jamais relâcher la tension dramatique. Quant aux solistes, on trouve ici réunis quelques-uns des meilleurs chanteurs du moment. Ramón Vargas est un ténor de grande valeur, mais il ne faut pas espérer de lui la moindre fièvre dans le chant, et mieux vaut fermer les yeux sur certaines de ses mimiques captées en gros plan, comme l’impayable moue boudeuse que lui inspire le dévoilement d’Eboli dans la scène du jardin. Ludovic Tézier est parfaitement à sa place dans un répertoire qui lui convient à merveille, mais l’environnement n’est pas de ceux qui l’arrachent à sa réserve naturelle et lui permettraient de se montrer acteur autant que chanteur. Ildar Abdrazakov, on l’a dit, est un roi un peu juvénile, malgré la poudre blanche employée pour faire grisonner sa chevelure et sa barbe. La voix est belle, même si elle n’a pas toute l’étendue dans le grave qu’ont d’autres titulaires ; abandonné par Hugo de Ana, il ne peut qu’arpenter son cabinet pendant « Ella giammai m’amò ». De sa longue fréquentation du répertoire rossinien, Daniela Barcellona a gardé une facilité dans la vocalisation qui nous évite tout chevrotement dans la Chanson du voile ; elle est un superbe Eboli. Quant à la jeune soprano russe Svetlana Kasyan, on se demande si sa carrière ne la propulse pas un peu trop vite vers des rôles dont elle n’a pas encore tout à fait l’étoffe. Le grave semble bien plus assuré que l’aigue, et manquent encore l’autorité du personnage et la solidité dans la déclamation, auxquelles ne saurait se substituer le charme d’une silhouette de mannequin.