Captée à l’occasion du concert donné à Berlin en 2014, cette nouvelle Dinorah vient utilement compléter une discographie / vidéographie très maigre. Son premier atout tient à la distribution vocale, dominée par l’interprétation de Patrizia Ciofi. L’excellente technique de la soprano italienne lui permet de rendre justice aux difficultés de la partition : trilles, suraigus et coloratures sont ainsi exécutés à la perfection. Mais Ciofi vient surtout apporter un supplément d’âme grâce à sa maîtrise belcantiste : coloration et sons filés sont au service du mot dans une interprétation d’une grande sensibilité. La pronociation française n’est pas impeccable dans les dialogues mais, au positif, ceux-ci sont réduits au strict minimum ! Le canadien Etienne Dupuis est un Hoël également d’une grande justesse : il en arriverait presque à rendre sympathique le personnage, prêt pourtant à sacrifier la jeune fille pour un trésor. Son articulation française est parfaite. L’ambitus est spectaculaire, et les tensions notées au concert sont ici gommées. Le français Philippe Talbot offre une composition comique irrésistible servie par une voix souple et une prononciation parfaite. Le reste de la distribution est excellent : faucheur, chasseur, bergers, n’amènent rien à l’action mais se voient affectés de vraies scènes lyriques pour lesquelles l’approximation n’est pas de mise. Le soprano Elbenita Kajtazi et le mezzo Christina Sidak, qui chantent un duo aux premier et dernier acte, ont des voix parfaitement appariées. La basse Seth Carico, dans un air accompagné par cinq cors (!) est un chasseur impressionnant. Dans un style plutôt mozartien, Gideon Poppe est un faucheur d’une parfaite musicalité.
L’impeccable direction d’Enrique Mazzola est l’autre atout de cet enregistrement. L’argument dramatique de l’ouvrage est mince (il ne se passe quasiment rien au dernier acte, par exemple) mais la partition est épaisse ! Pour mesurer la complexité inhabituelle de l’écriture, il suffit de comparer Dinorah au Mignon d’Ambroise Thomas composé quelques années auparavant (sans parler des délicieux ouvrages d’Auber) : l’ouvrage de Meyerbeer est bien plus sophistiqué, et c’est essentiellement l’invention musicale qui en soutient l’intérêt. Aidé par un excellent orchestre et une belle formation chorale, le chef italo-espagnol fait ressortir parfaitement ces trouvailles, rend justice à l’aspect spectaculaire de l’ouverture avec choeurs, et ménage également l’autodérision des passages plus légers.
Le coffret est accompagné d’un livret en allemand et en anglais qui nous laisse sur notre faim. En effet, on recense habituellement sept versions de l’ouvrage : avec mélodrame ou avec récitatifs, en français, en italien, avec le rôle d’Hoël transposé pour contralto, avec une scène pastorale supplémentaire pour un chevrier contralto … Le texte nous précise que pour cet enregistrement, Berlin est revenu à la version de la création, mais sans préciser s’il s’agit effectivement d’une version intégrale. Sans sombrer dans une musicologie fastidieuse, on aimerait comprendre pourquoi cette version dure 134 minutes, celle d’Opera Rara 165, et celle de Compiègne 175 ! La grande scène incluant le célèbre « Ombre légère » est-elle simplifiée ou pas ? La cadence finale dure 50 secondes avec Ciofi, et est conclue par un ut dièse ; celle de Philippe s’étend sur deux octaves, dure 1 mn 42, se termine par un contre-fa dièse puis un contre fa. De même, le duo Hoël / Corentin, trois fois plus long dans les autres versions, était-il initialement plus court ou bien a-t-il été inopportunément coupé, nous privant de ce qui justement permet d’apprécier le talent de Meyerbeer, c’est-à-dire son imagination dans le développement des scènes ?
La prise de son est très propre et claire, mettant bien en valeur les pupitres, mais hélas sans respecter la spatialisation que nous avions évoquée à propos du concert. On devrait obliger les ingénieurs du son à assister aux spectacles qu’ils mettent en boîte. Réflexion inverse pour la captation du chasseur : Carico chantait effectivement en fond de scène, mais est-ce une raison pour l’enregistrer de loin, avec un écho un brin pénible ?
Malgré ces quelques réserves, cet enregistrement surclasse largement ses devanciers : enregistrée en 1979, la version éditée chez Opera Rara est plus complète, élégante mais un peu fade ; captée au Théâtre Impérial de Compiègne en 2002, le beau spectacle de Pierre Jourdan (repris en 2004) offre davantage d’énergie et permet de bénéficier de l’incarnation exceptionnelle d’Isabelle Philippe, artiste trop injustement négligée, mais celle-ci est trop moyennement entourée.