Par quelle coïncidence La Tempête de Shakespeare a-t-elle bien pu inspirer (au moins) quatre opéras allemands dans les ultimes années du XVIIIe siècle ? Certes, pour un mouvement romantique qui s’était donné comme enseigne le Sturm und Drang, une pièce de théâtre s’ouvrant sur un naufrage causé par un de ces « orages désirés » par les jeunes poètes avait de quoi séduire. Sous le titre Die Geisterinsel (« l’île des esprits »), quatre ouvrages lyriques ont ainsi vu le jour, dus à Johann Friedrich Anton Fleischmann, Friedrich Haack, Johann Rudolf Zumsteeg (ce dernier a fait l’objet d’une intégrale parue chez Carus en 2011) et Johann Friedrich Reichardt (1752-1814). Et quand on découvre le livret commun à ces quatre singspiel, on songe que La Tempête fournissait peut-être l’occasion de poursuivre dans la voie ouverte par Mozart avec La Flûte enchantée. En effet, quelques similitudes s’imposent : même sans Reine de la Nuit, Prospero le magicien fait inévitablement figure de Sarastro, Miranda est une autre Pamina, qui trouve son Tamino en la personne de Fernando, tandis que Caliban ferait un Monostatos très convaincant. Rien d’étonnant à cela, puisque le texte de Gotter, rédigé dès le milieu des années 1780, était initialement destiné à… Mozart.
De fait, la musique de Reichardt baigne elle aussi dans un climat passablement mozartien, et ce dès les premières mesures de l’ouverture, même s’il lui manque le souffle du génie. A noter, les effets créés par l’orchestre, tant pour la tempête que pour les esprits, ou pour la grande scène fantomatique du dernier acte. On trouvera beaucoup d’airs fort bien venus, en particulier pour le couple d’amoureux Miranda-Fernando, mais même Caliban a droit à de jolies choses à chanter. Malgré leur durée (une dizaine de minutes), les ensembles concluant les deux premiers actes peuvent paraître un peu décevants, surtout si l’on songe à ce que Mozart savait en tirer dans ses opéras. Malgré tout, le troisième acte offre un bel octuor peu avant son grand final articulé en vaudeville, récitatif accompagné et chœur.
Curieusement, cet enregistrement a attendu quinze ans avant de connaître les honneurs de la publication. Pourquoi CPO a-t-il tant tardé ? Mystère, à moins que la gloire internationale dont jouit désormais Barbara Hannigan y soit pour quelque chose. En 2002, la soprano canadienne n’était pas encore la star qu’elle est devenue, et elle chantait encore la musique du XVIIIe siècle, ce qu’elle n’a du reste pas complètement cessé de faire, même si c’est aux compositeurs de notre temps qu’elle se consacre avant tout. Dans le rôle travesti de Fabio, elle fait valoir un timbre charmant, mais peut-être trop léger pour lui permettre d’aborder certains grands rôles du répertoire ; elle avait donc tout à gagner à se faire la grande prêtresse de la musique des XXe et XXIe siècles. A ses côtés, on retrouve aussi le nom point tout à fait inconnu du ténor Markus Schäfer, ici bien plus à sa place que dans la musique italienne et capable de rendre justice aux airs dévolus à Fernando. Le reste de la distribution se compose d’artistes dont la réputation ne semble pas avoir franchi les frontières du monde germanophone. On apprécie particulièrement la voix agile de la soprano Ulrike Staude, Miranda capable d’agilité, ou l’Ariel plus corsé – curieusement, pour un esprit – de Romelia Lichtenstein. Si Ekkehard Abele est un Prospero tout à fait satisfaisant, on se demande si une basse plus profonde n’aurait pas accentué l’autorité et l’aura du personnage. Quant à Tom Sol en Caliban, il sait se faire monstrueux dans les dialogues parlés (nombreux, c’est un singspiel) mais bien chantant dans ses airs.
S’il est peu probable que cette Tempête-là revienne durablement, au moins a-t-elle le mérite d’éclairer notre connaissance des contemporains de Mozart. Pour être moins médiatique que bien d’autres, le chef Hermann Max n’en a pas moins œuvré avec ardeur et dévouement en faveur de tout un répertoire germanique ancien et délaissé, ce dont il faut lui rendre grâce.