Malgré les efforts d’un label comme Opera Rara, qui a enregistré Virginia, il semble bien difficile de faire revenir Mercadante sur le devant de la scène. Rares, très rares sont les maisons d’opéra qui osent mettre un de ses titres à l’affiche, et il ne reste guère que les festivals pour avoir le courage de programmer ses œuvres. On pense à Bad Wildbad, qui présenta I Briganti en 2012, à Martina Franca, où fut donné Francesca da Rimini en 2016, et à Innsbruck, d’où nous vient cette Didone abbandonata captée à l’été 2018.
Coincé entre Rossini et Bellini et Donizetti, Mercadante avait beaucoup de métier, mais peut-être pas assez de génie pour s’imposer aux yeux de la postérité. Ses œuvres sont extrêmement agréables à regarder, même si elles ne laissent pas forcément une trace durable dans la mémoire, et elles méritent d’être écoutées au moins comme reflets d’une époque d’où l’on ne retient d’ordinaire que quelques noms au détriment des autres.
Sur un livret de Métastase vieux d’un siècle et habilement retapé par Tottola (qui fournit à Rossini rien moins que La donna del lago, Zelmira, Otello, Ermione et Mosè in Egitto), Didone abbandonata possède des traits en commun avec sa contemporaine Semiramide, et son découpage est on ne peut plus rossinien : trois rôles principaux confié à une soprano, une mezzo en travesti et un baryténor, qui chantent chacun un « Rondò » au deuxième acte. Les grands ensembles sont menés avec habileté, et les airs, duos et trios sont conçus pour mettre en valeur la virtuosité des artistes.
Même s’il n’est pas sûr qu’il suscitera la « Mercadante Renaissance » qu’il déclare souhaiter, Alessandro De Marchi fait lui aussi de son mieux à la tête de son Academia Montis Regalis : c’est bien simple, on croirait entendre du Rossini, et la fin tragique de l’œuvre – après un long marivaudage pendant lequel aucun des personnages ne semble vraiment prendre la situation au sérieux – acquiert une réelle grandeur.
Peut-être cette impression tient-elle aussi à la réussite du spectacle mis en scène par Jürgen Flimm. Transposition « normale », pourrait-on dire, avec cette Antiquité mythique resituée quelque part entre la fin du XIXe siècle (pour les tenues militaires) et les années 1930 (pour les robes des dames), dans un décor à tournette où l’on s’agace simplement de quelques tics agaçants plus potaches que provocateurs : un vieux frigo auquel s’adossent ou s’appuient les protagonistes, et une bétonneuse grâce à laquelle trois figurants construisent Carthage. On fait vite abstraction de ces détails pour se concentrer sur l’essentiel, car la direction d’acteurs soignée arrache l’œuvre à toute convention empesée pour nous montrer des êtres humains en proie à des émotions tangibles. On n’est pas près d’oublier les dernières scènes, où un Hiarbas ivre se moque ouvertement de Didon, viole sa sœur Selene et tue son traître conseiller Osmida.
Pour interpréter cette musique, pas de stars – lesquelles accepteraient d’apprendre un rôle qu’elles ont fort peu de chances de rechanter ? – mais des voix agiles ou rompues à ce répertoire. On saluera d’abord la performance théâtrale de Carlo Vincenzo Allemano qui est aussi en très grande forme vocale, et à qui la musique de l’Ottocento semble bien mieux réussir que celle des siècles antérieurs, dans laquelle on l’a beaucoup entendu dernièrement (par exemple, dans… Didone abbandonata de Leonardo Vinci, où il était Enée). Son Hiarbas impressionne par son autorité et son épaisseur psychologique. Dans le fil des travestis rossiniens, Katrin Wundsam prête à Enée une voix très à l’aise dans l’aigu mais doté des graves nécessaires : on serait néanmoins curieux d’entendre ce qu’un contralto rossinien en ferait. Viktorija Miškūnaitė a le courage d’aborder Didon, à laquelle elle confère tous les élans dramatiques nécessaires pour faire d’elle une grande héroïne tragique, passé son aveuglement qui lui fait (trop ?) longtemps croire que le Troyen ne la quittera jamais.
A leurs côtés, trois comparses qui héritent chacun d’un air plus bref. En Selene, notre compatriote Emilie Renard fait valoir un bien joli timbre. Diego Godoy est un Araspe téméraire, mais son suraigu sonne un peu trop nasal. Quant à Pietro Di Bianco, il se montre parfaitement à l’aise dans la tessiture large du perfide Osmida.
Ce genre d’entreprise suffira-t-il à sauver Saverio Mercadante de l’oubli ? On l’espère, à défaut de l’imposer plus durablement.