Paul Agnew le raconte dans le livret du CD : Jonas Descotte « interpréta une superbe Enchanteresse » dans un Didon & Æneas que le ténor anglais monta à l’Académie d’Ambronay en 2017.
Est-ce en souvenir de cela que le jeune chef a choisi que le premier enregistrement de l’ensemble qu’il a créé soit le chef-d’œuvre de Purcell, dont il donne avec ses Argonautes une lecture à la fois juvénile, preste, lumineuse et intime. Lui qui fut d’abord haute-contre, élève à Genève de Nathalie Stutzmann, s’est entouré d’une troupe de jeunes chanteurs et musiciens avec lesquels la complicité est totale, et on l’entend.
© Sally TM
Rigoureux et fantaisiste
Citons encore Paul Agnew : « Nous ne sommes pas à court d’enregistrements de Didon, mais il est essentiel que chaque génération examine et réexamine ce chef-d’œuvre. » Et Jonas Descotte justement de remarquer que la précision et la beauté de la partition laissent une infinie liberté à l’interprète et que le musicien a le devoir d’être à la fois « rigoureux et fantaisiste », de faire sien le « geste ancien » mais d’infuser dans son interprétation une intention nouvelle et personnelle.
Pour raconter cette histoire où s’entremêlent le poids du destin, la foudroyance du désir et une mort inéluctable, Descotte ne s’entoure que de huit musiciens. Un effectif quasi ascétique avec deux violons, un alto, une viole de gambe, un violoncelle, un théorbe et un clavecin auxquels se joint une flûte à bec : « Le un par voix orchestral, par la sensibilité et l’humanité qu’il recèle, est le parfait narrateur du drame carthaginois. »
Pétulance
C’est donc un opéra de chambre qui se donne à entendre ici. Dès l’ouverture, on est surpris par l’alacrité des violons, la nervosité du tempo, la légèreté des archets et de la ponctuation des basses : après la noblesse de l’introduction lente, qui rappelle l’influence française assumée par Purcell, la partie rapide est d’une pétulance dansante, saupoudrée de sonorités piquantes, un peu acidulées, presque vertes.
Intervient alors Belinda, sœur de Didon, incarnée par Julie Roset dont on a souvent écrit ici tout le bien qu’on pense. Jeune voix, avec un soupçon d’enfance encore, d’une transparence de cristal, éclairée par un sourire audible, quelque chose de radieux et scintillant, sans parler de notes hautes d’une pureté impavide.
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La ligne claire
Didon est une jeune veuve, qui a fait vœu de chasteté, ainsi peut-elle gouverner une terre qui n’est pas la sienne, très loin de Tyr où elle est née. Camille Allérat lui prête sa voix très limpide aux aigus argentins. Nous avons évidemment le souvenir de voix très charnues dans ce rôle, d’une Janet Baker, pour ne rien dire de l’impressionnante Jessye Norman. Mais une Véronique Gens (par exemple) l’a aussi illustré.
Camille Allérat s’inscrit dans cette ligne claire.
Songeuse et en apesanteur, moins immédiatement douloureuse que nombre d’autres interprétations, sa première intervention, « Ah ! Belinda, I am press’d », longue plainte accompagnée par théorbe, basse de viole et clavecin, d’abord hésitante, prend de l’assurance à mesure qu’elle avance et se ponctue d’accents expressifs (sur « my grief is known »). C’est avec une vraie puissance dans le pathétique qu’elle lancera son « I fear I pity his too much ! » – c’est ici la détresse d’Enée qu’elle dit prendre trop à cœur, on le précise pour noter en passant que la lecture de Jonas Descotte est aussi attentive au texte qu’à la musique.
Tout en souplesse
Si les dialogues de ces deux voix, Didon et Belinda, s’enrichissent des couleurs différentes des deux timbres, en revanche l’accord de la voix si personnelle de Julie Roset avec le soprano très clair d’Ana Vieira Leite, la Second Woman, est de l’ordre du fusionnel. Toutes deux incitent la reine à céder à son penchant secret pour le héros troyen, et le chœur s’en mêle…
La souplesse de la conception de Jonas Descotte accentue la vivacité des changements d’ambiance, des contrastes de rythme : à l’irrésistible et sautillant « Pursue thy conquest, Love » de Belinda succède l’hédoniste balancement du chœur « To the hills and the vales ».
De même que chacun des instrumentistes peut être tour à tour soliste ou accompagnateur, tous les chanteurs sont à la fois solistes et membres du chœur, de là une cohérence qu’on perçoit inconsciemment, une homogénéité sonore.
Æneas aura la voix très enjôleuse du baryton Renato Dolcini. Le rôle est court, il est au centre de tout, mais il n’a que peu de notes, assez pour apprécier un timbre rayonnant et son talent de diseur.
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L’acte II s’inspire d’avantage de Shakespeare que de Virgile. On admire au passage la richesse de la palette sonore du « Prélude pour les sorcières ». Jonas Descotte avec son peu d’instruments brosse un tableau nocturne vibrant où vient s’inscrire le contralto Anthea Pichanick qui dessine, sur un tapis de cordes graves, une impressionnante Sorceress, méchante à souhait.
La projection de la voix, cuivrée, ses phrasés impérieux, les sons grinçants qu’elle s’offre, contrastent savoureusement avec l’acide perversité des deux sorcières (le duo Julie Roset – Ana Vieira Leite dans de nouveaux rôles). Délicieusement insolent, le petit motif, « To mar their hunting sport », est l’une de ces mélodies qui ne font que passer et qui s’insinuent dans la mémoire pour n’en plus sortir…
Astringence et piquant
Autre voix marquante en peu de notes, celle de Léo Fernique, contre-ténor de caractère, impérieux et péremptoire dans le rôle de l’Esprit qui vient annoncer à Enée que Jupiter lui ordonne de quitter ces lieux, et la noble douleur d’Enée dans son monologue « But ah ! What language can I try » sera un autre beau moment de Renato Dolcini qui passera en quelques secondes de la puissance désespérée de « Yours be the blame » au pianissimo, presque mourant, de « more ease could die », avec un très joli mélisme au passage.
La partition est saupoudrée d’épisodes dansés, telle la danse des furies, piquante et bigarrée, colorée par le recorder, ou la danse des marins ou celle des sorcières, toutes rivalisant de pittoresque rythmique, d’articulation et d’instrumentation « fantaisiste » comme dit Jonas Descotte. Non moins pittoresques, l’intervention trompettante du Marin (Pierre Arpin) ou le trio des sorcières qui s’achève par un chœur acéré et astringent, d’une netteté impeccable.
Les affetti se bousculent
Tout cela menant à la scène finale. Mais d’abord au duo entre Enée, désespéré, noble et puissant, s’offrant à désobéir à Jupiter, et Didon, douloureuse et digne. Prodigieuse rapidité de Purcell et bousculade d’affetti, le courroux, l’amertume, la colère. Irrésistible crescendo du tempo sur les dernières répliques « Away, away ! – Partez, partez ».
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Le reste, c’est d’abord le chœur « Great minds », recueilli, qui illustre assez bien l’aspect sacré que Descotte voit aussi dans cette partition « à travers la pureté des émotions humaines ».
Couleurs de vitrail
C’est ensuite le célèbre récitatif « Thy hand Belinda », diaphane, sensible, suspendu, dans l’interprétation de Camille Allérat, accompagné du théorbe et des cordes graves, qui préluderont à l’air « When i am laid », aérien, intime, s’élevant jusqu’à un « Remember me » impalpable.
De cet aboutissement, elle fait un envol plutôt qu’une descente au tombeau et c’est très beau, alors que les dernières notes des cordes s’étirent douloureusement.
Adoptant la même ligne claire, le chœur conclusif « With drooping wings », aux couleurs de vitrail, se placera lui aussi dans un éclairage sacré, un subtil descrescendo le conduisant presqu’au silence.
On en serait volontiers resté à ce moment contemplatif, mais le minutage aurait été un peu léger. Descotte propose donc en complément la musique de scène de Circé. Il s’agit d’un mask dont John Banister composa la musique pour un texte de Charles Davenant. La musique de Banister est perdue, à l’exception des fragments que Purcell remania.
Le jeune chef explique qu’il voit dans ces quelques passages où interviennent des prêtres et des servantes une manière d’épilogue, d’acte IV pour Didon et Enée. Et qu’il déchiffre dans cette « grande invocation des Enfers […] un mémento sur l’implacabilité de la mort ».
Certains passages ne manquent pas de beauté (tels le chœur « The air, with music gently wound » ou l’invocation « Pluto, arise, arise ! » où Renato Dolcini fait de belles choses ou encore l’air de la First Woman, « Lovers, who to their first embraces go », où on admire à nouveau Ana Vieira Leite), mais la chute de tension entre Didon et ces courts fragments, dépourvus de puissance dramatique, décourage un peu…
Mais qu’importe, on a eu assez de bonheurs avec tout ce qui a précédé.