Il est des ouvrages qui s’imposent comme des sommes ; l’ouvrage de Solveig Serre est de ceux-là. D’emblée, la qualité de sérieux de l’auteure, archiviste paléographe docteur en histoire et chercheuse au CNRS, force le respect et l’intérêt. La publication s’appuie sur une thèse soutenue en 2006 donnant le ton du livre qui en résulte : dépouillement d’archives inédites citées abondamment en notes, volonté d’exhaustivité et structure universitaire de l’ensemble, le résultat pourrait être bien austère et étouffant ; au contraire, l’ensemble se lit facilement, avec plaisir et profit. En effet, Solveig Serre ne se contente pas de dépouiller les archives pour nous en diffuser le contenu en vrac. Son travail, dans la plus pure lignée universitaire, consiste en accumulation d’informations qui sont ensuite sériées, catégorisées et analysées pour proposer une synthèse claire au lecteur.
L’Opéra de Paris est ainsi scruté sous toutes ses coutures – histoire de l’institution, querelle de personnalités pour l’affirmation du pouvoir, mode d’administration, équilibre des recettes et des dépenses, constitution du personnel, écarts de salaires, détails des carrières, retraites, organisation des saisons lyriques, principes de programmation… – pour une période qui s’étend de 1749 à 1790, à savoir de la prise en gestion de l’académie par la ville en 1749 puis sa reprise par le roi en 1780 jusqu’aux événements de la Révolution française. Les domaines abordés dans l’ouvrage de Solveig Serre sont particulièrement étendus et les références mieux que foisonnantes. Ce livre est un support idéal pour des recherches plus approfondies et des essais sur l’Opéra en tant que structure, institution ou lieu de spectacles, pour ne citer que quelques champs d’investigations possibles.
Les aspects politique, gestionnaire, financier, artistique et humain sont explorés avec bonheur, mis en perspective par de nombreux graphiques et schémas qui éclairent ou résument, donnant la sensation de bien dominer le problème, main dans la main avec l’archiviste. On apprend par exemple que les frais principaux sont répartis entre cinq postes budgétaires, mais que ce sont les frais de personnel qui l’emportent (51 %) en p. 83, ou encore qu’on se situe dans une moyenne de quatre œuvres créées annuellement avec des pics en 1752 et 1778 de respectivement dix et quatorze créations (p. 153), que le répertoire est dominé par les œuvres de Rameau (p. 227), etc. Une mine de renseignements facilement consultable, tant le plan est clair, les graphiques explicites et les index faciles à utiliser. Un ouvrage-somme, dont on se dit qu’il servira en quelque sorte de dictionnaire, qu’on consultera à loisir à l’avenir. Petit compliment en passant d’une femme à une autre : la description des salles d’opéra est particulièrement efficace. À l’aide des plans et des indications de Solveig Serre, on voit devant soi les différentes salles de spectacle qui ont abrité l’Opéra de Paris entre deux incendies ou changements de lieux. Pour ceux qui, comme votre serviteur, ont du mal à visualiser les monuments en trois dimensions à partir de simples descriptions, les qualités didactiques de l’auteure sont, en l’occurrence, remarquables.
Cependant, puisque le rôle d’un critique est, tout de même, de chercher la petite bête, on regrette que la période couverte se restreigne au xviiie siècle et encore, à sa seconde moitié à peine (tout en se rendant compte de l’énormité du travail abattu !). À quand la publication de travaux sur les périodes qui précédent et suivent ? Par ailleurs, et c’est là la seule vraie critique de fond, il aurait été souhaitable d’avoir des études plus approfondies sur les différents points soulevés tout au long de l’étude. Certes, des analyses et des synthèses ponctuent ou concluent chacun des chapitres, mais elles restent superficielles et trop rapides. Encore une fois, on se rend aisément compte que tel n’était pas le propos d’un livre suffisamment riche comme cela, mais les questions se posent et les études possibles innombrables. Pour ne citer qu’un exemple, Solveig Serre nous rappelle, p. 253, que les domestiques portant livrée ne peuvent entrer dans les théâtres, même en payant, sur ordre de sa Majesté. Voilà qui est bien intéressant, si l’on se réfère au nombre de domestiques sur scène, de Figaro à Suzanne, pour ne citer qu’eux, qui jouent un rôle-clé dans les opéras. Que faut-il comprendre ? Que l’opéra nous présente un monde de type carnavalesque, c’est-à-dire inversé, où la réalité faussée permet de mieux supporter la réalité (tous ces barbons qui n’épouseront pas sur scène les belles jeunes filles dévolues à de jeunes gens, tout le contraire de la vraie vie, par exemple) ? Qu’il a fallu faire des ordonnances stipulant que les domestiques ne pouvaient entrer dans le théâtre parce que, de fait, ils outrepassaient la loi et y figuraient en bonne place ? De telles interrogations ne trouvent pas de réponses et les questions foisonnent, ce qui est finalement positif et jouissif. Les données fournies sont suffisamment fournies et diversifiées comme par exemple la nature des publicités dont on saura de façon anecdotique qu’elles sont jaunes pour l’Académie de musique, rouges pour la Comédie-Française et vertes pour la Comédie-Italienne (p. 236-237), mais également quel type de public elles touchent, combien coûte une place, qui loue les loges, etc. Bref, l’immersion dans le monde du spectacle du xviiie siècle est totale et on en redemande…
Catherine Jordy