Dans le sandwich, la position la plus enviable n’est pas forcément celle de la tranche de jambon. Il en va ainsi de ce Ring bayreuthien cru 1961 : considéré isolément, il ne manque pas d’atouts, au sein d’une discographie pourtant devenue pléthorique. Sa faiblesse – et elle n’est pas loin d’être rédhibitoire – est d’être encadré, dans l’histoire de la Colline sacrée, par deux productions entrées à bon droit dans la légende.
La réouverture du Festival, en 1951, après le gouffre dans lequel l’avait entraîné sa compromission assumée avec le régime hitlérien, n’avait été rendue possible que par les assurances données aux puissances alliées par les frères Wieland et Wolfgang Wagner, porteurs par ailleurs d’un projet artistique authentiquement novateur. « Hier gilt’s der Kunst », proclamait on alors, pour mieux tenir à distance toute effluve nauséabonde. Cette réouverture, dès lors, ne pouvait être qu’une renaissance. Entre les deux petits-fils du Maître, les talents étaient inégalement répartis : à Wieland, le génie artistique proclamé par des mises en scène radicalement et durablement nouvelles ; à Wolfgang, le talent d’organisateur et de gestionnaire, à une époque où tout manquait, sauf l’ardeur.
1951 fut donc un coup de tonnerre : dans ce temple de la réaction qu’était progressivement devenu le Festival, sous les directions successives de Cosima, Siegfried et Winifried, les mises en scène par Wieland Wagner de Parsifal et du Ring (les deux œuvres dirigées par son grand-père à Bayreuth) firent l’effet de tremblements de terre. Aux scènes encombrées et aux lectures obsessionnellement littéralistes, érigées en dogme, succédaient le dépouillement, l’ascèse et le primat absolu redonné à la direction d’acteurs. Wagner débarrassé d’un coup de son fatras mythologisant pour livrer dans toute sa force sa vérité dramatique, universelle et intemporelle : voilà ce qui était proposé à des festivaliers au début passablement sonnés.
Pour porter de telles visions, il fallait des chanteurs-acteurs d’une trempe peu commune : Varnay, Mödl, Hotter, Neidlinger, Windgassen, Greindl… Wieland les avait trouvés, et a su, d’emblée, en faire des fidèles : c’est là son second coup de génie. Est ainsi apparue, dans sa durable splendeur, cette génération du Neues Bayreuth, digne successeur de la première génération bénie du chant wagnérien, celle des années 20 et 30, grandie en Europe, avant d’émigrer vers les Etats Unis sous les coups de boutoir de l’Histoire, pour y jeter ses derniers feux.
Fort heureusement, ce premier Ring du Neues Bayreuth est abondamment documenté au disque, pour chacune de ses huit années de service. On retiendra en particulier le témoignage de l’édition 1955, miraculeusement restitué en stéréo par Testament, et qui permet d’apprécier l’équipe à son absolu zénith. L’amateur trouvera également son bonheur dans les reflets des années 1953 (pour la direction de Clemens Krauss), ou 1958 (pour Knappertsbusch, Grümmer, Gorr, Rysanek et Vickers…). Quelle que soit l’année choisie, on est là en présence de jalons majeurs de l’histoire du chant wagnérien et, partant, de la discographie du Ring.
Après huit ans de bons et loyaux services, et comme cela était convenu entre eux, Wieland céda la place à son frère pour une nouvelle production de la Tétralogie. On allait pouvoir comparer.
Pour ce qui est de la mise en scène, Wieland avait d’emblée défini de nouveaux standards : Wolfgang fut bien obligé de s’y conformer, volens nolens, sans toutefois atteindre, ni même approcher le génie de son frère. Reste la prestation musicale, seule soumise ici au jugement de la postérité, faute de captation vidéo.
La direction de Rudolf Kempe, dont le métier est pourtant incontestable, ne parvient pas à emporter franchement l’adhésion. On sent le chef hésitant, pas vraiment à l’aise : est-ce l’effet de l’acoustique redoutable de la fosse de Bayreuth, qui a fait trébucher plus d’un grand nom de la baguette ? La direction témoigne par moments d’une louable volonté d’allégement (Siegfried), mais est ailleurs handicapée par des chutes de tension notables (la fin de l’Or du Rhin, par exemple, tombe totalement à plat) ainsi que par de fréquents problèmes de mise en place. Sans doute est-ce aussi l’effet d’une prise de son quelque peu négligente en ce qu’elle renvoie l’orchestre à un arrière-plan trop souvent cotonneux : on a connu les preneurs de son de la Bayerische Rundfunk plus soigneux. Quoi qu’il en soit, on est loin de la solidité charpentée d’un Josef Keilberth, des sublimes étirements de Hans Knapperstbusch, sans parler de l’approche lyrique, ardente et allégée de Clemens Krauss.
Pour ce qui est de la distribution, on sait que Wolfgang mit un point d’honneur à ne pas faire appel à l’équipe réunie, pendant presque une décennie par son frère. Allait-il, au moins sur ce plan-là, remporter son pari, dans la compétition à peine dissimulée qui l’opposait à son frère aîné ? En partie, et en partie seulement…
Car pour certains des rôles phares, on tombe de haut. Ainsi, le Wotan à la grosse voix de Jerome Hines est disqualifié par une diction négligente et désespérément monotone : on a l’impression que le dieu des dieux mâche en permanence un chewing-gum, et n’a par ailleurs aucune idée de ce qu’il chante. La comparaison avec Hans Hotter est particulièrement cruelle. On passera tout aussi rapidement sur le Siegmund aigrelet de Fritz Uhl, qui se situe vocalement à mi-chemin entre René Kollo et Klaus-Florian Vogt, à des années lumières des mâles emportements de Ramon Vinay, ou des fulgurances poétiques de Jon Vickers, pour ne citer que ses deux immédiats prédécesseurs. Peu de choses à dire, également sur le Siegfried de Hans Hopf, sorte de Raymond Poulidor des Heldentenöre, qui n’est que solide (et qui, logiquement, convainc davantage dans Crépuscule des Dieux que dans Siegfried), mais dont l’héroïsme est tristement prosaïque. On s’arrêtera davantage sur les deux titulaires du rôle de Brünnhilde : Birgit Nilsson, officie dans Siegfried et Crépuscule des Dieux, où elle n’est qu’impressionnante par ses aigus rayonnants. Pour l’incarnation, on repassera : quelques années plus tard, sur la même scène, Wieland (décidément) parviendra à tirer d’elle autrement plus d’investissement dramatique. Dans la Walkyrie, on retrouve avec bonheur Astrid Varnay, une des rares survivantes de l’équipe de 1951. Le métal s’est durci par rapport à la décennie précédente, c’est indéniable, mais on se souviendra que Varnay avait fait ses débuts dans le rôle… vingt ans auparavant ! Et pour le reste, le génie est intact : que l’on écoute, pour s’en convaincre, la densité hallucinante du son et la projection insensée des premières phrases de l’annonce de la mort à Siegmund, au II. Flagstadt, dans ses meilleures années, ne faisait pas mieux.
Les seconds rôles vont de l’excellent (le Donner et le Gunther de Thomas Stewart, le Loge extraordinaire diseur de Gerhard Stolze, la Fricka grande dame pleine d’aplomb de Regina Resnik, l’Erda sculpturale de Marga Höffgen, tout droit sortie d’une Passion de Bach) au dispensable (les géants de David Ward et Peter Roth-Ehrang, l’ensemble criard des Walkyries) en passant par l’indifférent (Mime, Freia, Froh, les Filles du Rhin). En Alberich, Otakar Kraus parvient à tirer plus qu’honorablement son épingle du jeu, dans un rôle pourtant marqué durablement par la personnalité de Gustav Neidlinger. On réserve enfin une mention spéciale pour le Wanderer du Canadien James Milligan, magnifique et juvénile voix de baryton, à l’aigu radieux et conquérant, mise au service d’une incarnation dramatique très convaincante. Agé de 33 ans en cette année qui vit ses débuts à Bayreuth, il offre la promesse d’un beau parcours wagnérien qui, en bonne logique, aurait du le conduire avec succès vers Wotan ou Sachs. Hélas, une crise cardiaque est venue le faucher quelques semaines après cette soirée : regrets éternels.
On garde pour la fin les deux coups de cœur de cette distribution inégale : la Sieglinde de Régine Crespin, à son apogée vocal, est irrésistible d’engagement, de plénitude et de sensualité. On chavire face à cette Sieglinde tout à la fois radieuse et déchirante, telle que, sans doute, Wagner l’a rêvée. A l’autre extrémité du spectre vocal et humain, mais sur un même pinacle, on placera sans hésiter le Hunding et le Hagen terrifiants de noirceur de Gottlob Frick, incarnation aboutie de ce que l’âme humaine a de plus sombre. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, l’amateur de sensations fortes retrouvera ces immenses artistes dans le Ring quasi contemporain enregistré par Georg Solti pour Decca, dans des conditions sonores autrement plus avantageuses.
Ce Ring, inauguré en 1960 (une trace sonore de cette première année existe), fera son office jusqu’en 1964. Après une année de pause, Wieland remettra la Tétralogie sur le métier, pour son dernier été à Bayreuth (il meurt en octobre 1966), non pour se répéter, mais pour se renouveler dans une lecture très différente de celle de 1951, mais tout aussi décapante. Un enregistrement officiel en a été réalisé pour Philips, le premier Ring stéréo officiel de Bayreuth, qui permet d’apprécier une distribution mêlant le renouveau (King, Adam, Silja, Wohlfart) à la continuité (Nilsson, Winsgassen, Neidlinger, Mödl, Greindl), sous la baguette incendiaire et profondément lyrique de Karl Böhm. Là encore, un sommet, et pour longtemps.
Entre deux jalons majeurs de la discographie, le lecteur de ces lignes aura compris que l’espace est mince pour ce Ring interstitiel, quand bien même il a des arguments sérieux à faire valoir. Ce positionnement ingrat lui confère, pour tout dire, une valeur essentiellement documentaire.