Evidemment, toutes les voix sont différentes, et aucun(e) interprète ne pourra jamais se substituer à un(e) autre. Evidemment, chaque époque aborde les partitions avec sa propre sensibilité, qui rend bien illusoire la notion d’authenticité. Mais quand même, il est permis de s’interroger, surtout dans le cas des œuvres récentes, pour lesquelles un enregistrement nous livre un écho direct de la première. On peut supposer qu’un compositeur du XXe siècle a suivi la création scénique de ses opéras, et qu’il a peut-être même été consulté sur le choix de la distribution.
De Gottfried von Einem, on a fêté le centenaire l’an dernier, ce qui nous vaut un lot de reprises et de parutions discographiques. Nous commentions il y a peu la réédition chez Orfeo de La Visite de la vieille dame captée le jour même de sa création à l’Opéra de Vienne ; cette fois, le label Capriccio publie une version de concert de son opéra Le Procès, tiré du roman de Kafka. Avec La Mort de Danton, il s’agit là des principaux titres de gloire du compositeur autrichien né en Suisse.
Chez Orfeo est disponible la captation de la création salzbourgeoise de Der Prozess en 1953, et le disque Capriccio semble bien n’être que la deuxième version au catalogue. De fait, l’œuvre est étonnante, de par son absence totale de grandiloquence : en écho à l’inquiétant absurde kafkaïen, Von Einem opte pour une mosaïque de styles, avec le plus souvent des rythmes de danse, un peu jazzy, avec de grandes bouffées de sensualité straussienne lors des rencontres sexuelles du héros, et ça et là des ponctuations des cuivres qui évoquent certains moments de The Rake’s Progress ou la scène finale de Dialogues des carmélites, œuvres de la même décennie.
A la tête de l’orchestre symphonique de la radio de Vienne, HK Gruber semble avoir décidé d’accentuer le côté insensé de cette histoire, en optant pour un style ouvertement parodique : les passages s’apparentant à du récitatif sont parfois déclamés à un rythme juste trop rapide, et dès la première scène telle intervention bouche fermée se transforme en une sorte de bourdon nasillard. La surarticulation du texte va également dans ce sens, et c’est là qu’il faut bien en venir au sort réservé à Joseph K.
De Max Lorenz, créateur du rôle, à Michael Laurenz, titulaire dans la version Capriccio, s’étend un abîme que l’homonymie des deux chanteurs ne saurait masquer. D’une part, un pilier de Bayreuth, sans qui Winifred Wagner déclarait ne pouvoir maintenir le festival, de l’autre un ténor de caractère ayant à son répertoire ordinaire Valzacchi ou Basilio, et que Paris a pu applaudir en Pedrillo ou Monostatos…. Certes, Michael Laurenz chante toutes les notes, mais avec des sonorités totalement différentes. Quand il s’énerve, son Josef K. sonne un peu un roquet qui aboie, et ne se distingue guère u peintre Titorelli, la voix de Jörg Schneider étant assez semblable.
Pour les autres personnages, le rapprochement est mois étonnant. Dans les quatre rôles de soprano, Ilse Eerens est mozartienne comme l’était Lisa Della Casa à la création, mais son répertoire se limite pour l’instant à Pamina et Suzanne. La voix est donc légère, mais sait se faire enjôleuse lors des scènes de séduction avec le héros.
Autour d’eux, les nombreux autres personnages sont bien caractérisés, même si, en Prêtre, Jochen Schmeckenbecher fait entendre un vibrato bien plus présent que dans ses autres rôles. Mais que faut-il conclure de cette interprétation ? Que Karl Böhm avait tout faux en 1953, et qu’il aurait fallu prendre cet opéra beaucoup moins au sérieux ? Il faudrait peut-être une reprise scénique pour trancher ; espérons qu’elle vienne prochainement.