Décédé en 1996, Gottfried von Einem était né le 24 janvier 1918. Evidemment, il n’a jamais joui de la célébrité internationale de son contemporain Leonard Bernstein, mais sa contribution à l’histoire de l’art lyrique n’en est pas pour autant négligeable. Von Einem fait partie de ces oubliés du XXe siècle, de ceux qui ont eu le malheur de ne pas monter dans le train de l’avant-garde, mais dont les œuvres auraient peut-être pu constituer ce répertoire dont le siècle passé manque cruellement, comme s’il n’y avait pas eu d’opéra du tout entre les quelques titres phares ayant surnagé. Par chance, le compositeur semble être (un peu) prophète en son pays, et le centenaire de sa naissance est dûment commémoré en Autriche. Le festival de Salzbourg affichera cet été Le Procès, d’après Kafka (1953). Et Vienne l’a doublement célébré en mars dernier, au Staatsoper, avec une nouvelle production de La Mort de Danton, son premier opéra et premier triomphe (1947), et au Theater an der Wien, par une nouvelle production de son autre grand succès, La Visite de la vieille dame, créé à Vienne en 1971. Cet opéra d’après la pièce de Friedrich Dürrenmatt fut chaleureusement acclamé lors de la première, et connut ensuite trente-neuf représentations à l’Opéra de Vienne, puis fut notamment créé au festival de Glyndebourne en 1973. Les raisons de ce succès sont multiples, à commencer par un livret solide, qui interroge son public en l’invitant à balayer devant sa porte : les habitants de la ville imaginaire de Güllen n’ont pas hésité à sacrifier un des leurs pour toucher la fortune promise par « la vieille dame », mais nous-mêmes, aurions-nous échappé à cette vénalité répréhensible ? La musique, on l’a dit, ne prend pas le public à rebrousse-poil, puisqu’il s’agit essentiellement d’une conversation en musique à la Richard Strauss, émaillée de quelques brefs paroxysmes orchestraux et saupoudrée de menues concessions à la modernité. Enfin, et surtout, peut-être, l’œuvre fut en 1971 portée par une distribution hors pair, lors de cette création dont un écho nous est à présent proposé par le label Orfeo dans la série « Wiener Staatsoper Live ».
La partition repose en grande partie sur le rôle-titre, et Christa Ludwig confère au personnage une envergure et une aura inimitables. Les années 1970 furent pour la mezzo allemande une décennie particulièrement glorieuse, durant laquelle elle put apparemment s’autoriser toutes les prises de risque sans jamais en pâtir. Elle met au service de Clara Zachanassian un timbre immédiatement reconnaissable, une diction à l’autorité impérieuse : de fait, quand Von Einem lui avait demandé quelle était son registre idéal, elle lui avait répondu de lui composer un rôle semblable à celui d’Amneris, et elle eut même la permission de transposer tous les passages qui lui paraîtraient trop aigus. Le résultat est impressionnant, et l’on retrouve ici tout l’éclat que Christa Ludwig conférait à la même époque à la Teinturière de La Femme sans ombre, même si le rôle n’a pas tout à fait les mêmes exigences. Impossible de croire un instant que cette dame-là soit « vieille », mais elle chante si bien !
Autour d’elle, le Staatsoper n’avait pas lésiné. Inoubliable Don Giovanni, Jochanaan au disque pour Karl Böhm et pour Georg Solti, Eberhard Wächter ne chantait pas mal non plus. Le rôle d’Alfred Ill, ex-amant de Clara Zachanassian dont celle-ci exige la mort en échange de sa donation à la ville, n’offre pas autant d’occasions de briller, mais le baryton n’en compose pas moins un portrait poignant. Deux wagnériens de poids étaient là aussi : en maire de Güllen, Hans Beirer, un de ces heldenténors qu’on serait bien heureux d’avoir aujourd’hui même si, en son temps, de bien plus glorieux lui faisaient de l’ombre, et l’immense Hans Hotter, à l’émission si caractéristique, dans le rôle presque comique du directeur d’école. Heinz Zednik, futur Loge de Patrice Chéreau, hérite du petit rôle du majordome, tandis que Emmy Loose, partenaire d’Elizabeth Schwarzkopf dans plusieurs enregistrements d’opérettes viennoises, fait une apparition en Frau Ill. Même ce grand Evangéliste que fut Kurt Equiluz joue les utilités dans une scène du deuxième acte.
Fidèles à leur réputation, l’orchestre et le chœur du Staatsoper donnent le meilleur d’eux-mêmes, sous la baguette compétente de Horst Stein. S’il paraît illusoire d’espérer voir un jour cette œuvre en France, rêvons au moins d’un DVD qui permettrait de mieux juger de sa validité scénique. Cela viendra peut-être un jour.
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