Le 6 février 1959, Denise Duval crée La Voix Humaine à l’Opéra Comique. Quatre ans plus tard, Francis Poulenc meurt. Peu après, Denise Duval, suite à un incident de santé lors d’une tournée à Buenos Aires, se retire de la scène en pleine gloire. Elle a seulement quarante-deux ans. Elle rompt avec la carrière, l’univers musical et avec la musique même, pour se retirer dans les Alpes suisses.
En 1970, le réalisateur Dominique Delouche, alors âgé de quarante ans, et ayant appris son métier comme assistant de Fellini (excusez du peu) parvient à la convaincre de se plier à un exercice insensé : tourner avec elle une version filmée de La Voix Humaine, utilisant comme bande sonore son enregistrement. De ces séances éprouvantes où la chanteuse se confronte aux ombres de son passé et à sa voix de jadis sort un film de quarante minutes que des conflits juridiques rendront impossible à diffuser.
Ce film, le voici. Entretemps, Dominique Delouche avait obtenu de la chanteuse une étonnante faveur : que devant sa caméra elle donne un cours d’interprétation à deux jeunes artistes dont l’avenir allait confirmer le talent, Sophie Fournier (élève de Régine Crespin et épatante chanteuse (www.sophiefournier.com) et Alexandre Tharaud.
Un assourdissant concert de louanges accueille la parution de ce DVD, et on le comprend fort bien, tant l’émotion est grande de voir cette chanteuse sacrifiée jaillir soudain d’un hier oublié. La difficulté extrême de concentrer en quelques gestes et mimiques, dans un espace confiné, toutes les émotions de cette amoureuse donne lieu à une immense leçon de théâtre chanté. La dissociation technique de la voix et du jeu ne se remarque pas, tant la chanteuse fait corps avec la musique. On se demande même comment cela lui fut humainement possible. La voix même n’est pas extraordinaire, c’est l’incarnation qui l’est.
Retour près de trente ans plus tard à l’Opéra-Comique pour le cours d’interprétation. Lieu emblématique dont elle rappelle les riches heures, et les créations qu’elle y assura. La surprise est de taille à voir cette dame déjà âgée, frêle, délicate, arborer une distinction et une force intactes trois décennies plus tard. Elle raconte avec simplicité son travail avec Poulenc et surtout avec Cocteau, metteur en scène de sa propre création, dont la concentration et le savoir-faire, mais aussi la modestie, la touchèrent pour toujours.
S’ensuit une heure où la jeune vieille dame instruits les jeunes interprètes avec une fougue, une ardeur, une fraîcheur, une rigueur voire une intransigeance absolument stupéfiantes. Quoi ! Quarante ans après cette création, la voici qui semble revivre comme au premier soir la moindre vibration de cette partition dont elle n’a rien oublié. Sa mémoire est comme un coffret où se seraient préservées sans faner des impressions premières, qu’elle expose avec la plus grande spontanéité. Pas une syllabe, pas une consonne, ne lui échappe, rien ne la laisse sans commentaire. Tout l’arrière-plan de l’œuvre remonte, l’usage du visage, des yeux, tout y passe, et souvent on s’amuse d’entendre dans cette passion remonter la gouaille du Paris des années Cinquante, et même des mots dont on a perdu l’usage depuis quarante ans (depuis quand n’avait-on pas entendu ce terme de « pépée » ?).
Evidemment, c’est la chanteuse et non le pianiste qui se trouve au milieu de cette hallucinante leçon, et peu à peu, Denise Duval, presque pateline d’abord, se rend compte qu’elle peut tirer énormément de cette artiste. C’est cela aussi tout l’intérêt de ce film, et toute l’intelligence de Dominique Delouche : avoir choisi une élève qui tient le choc, et qui avance, et comprend, et apprend, intégrant à une vitesse inouïe des indications d’une subtilité extrême. Et c’est l’élève qui prouve au maître qu’elle peut aller plus loin encore, exiger davantage : ce film, c’est aussi la preuve que l’élève profite au maître, car tant de secrets ne se fussent pas livrés à quelqu’un qui ne les eût pas su utiliser.
Au-delà même de l’œuvre, c’est ce contact, cette relation d’enseignement, et ce jaillissement de l’idée artistique dans le travail de l’interprète qui sont renversants. L’œuvre, certes, a bien un peu vieilli – Poulenc bien moins que Cocteau. Mais qu’importe : lorsque l’on peut à ce point creuser, explorer, excaver une partition et un texte, c’est que l’on n’a pas à faire à une œuvre du commun, et c’est sans doute cela que voulait faire Denise Duval, en signe de gratitude : prouver une fois encore que La Voix Humaine est un chef-d’œuvre.
Sylvain Fort