En 1743, Christoph Willibald Gluck n’a pas encore 29 ans lorsqu’il présente son troisième opéra en Italie, et le deuxième pour le Teatro Regio de Milan après le succès de son premier essai, Artaserse, deux saisons plus tôt. Porté par une belle distribution dominée par Carestini et les valeureuses Casarini, Stabili et Elmi, il lui assure un beau succès qui vaudra à l’œuvre une diffusion notable à une époque où une création chasse l’autre.
Gluck a joué la sécurité en optant pour Demofoonte, un des drames les plus populaires de Pietro Metastasio*, qu’il a d’ailleurs à peine modifié.
En Thrace, on sacrifie chaque année une vierge au culte d’Apollon. Le sort désigne Dircea, mais petit souci : vierge elle n’est point, car elle est secrètement mariée à Timante, fils du roi Demofoonte, de qui elle a un enfant. Un malheur n’arrivant jamais seul, Timante se voit promis à la princesse Creusa. Pour se tirer d’embarras, il lui demande de refuser sa main. Demofoonte devine les manœuvres de Timante et recourt au chantage : si son fils n’épouse pas Creusa, Dircea sera bien sacrifiée. La découverte du mariage secret entre Timante et Dircea n’adoucit pas le souverain, et les amants chantent un pathétique duo pour clore l’acte II. Pourtant, adoucie par Dircea, Creusa intercède en faveur du couple et Timante est absous au début du III. Les choses seraient donc réglées si Metastasio n’avait prévu de nouvelles surprises, avec l’annonce d’un terrible échange au berceau… puis l’annonce d’un second qui vient apaiser l’imbroglio familial. Ayant échangé leurs pères, Dircea et Timante se marient en paix, Creusa écopant d’un époux de son rang en Cherinto, autre fils de Demofoonte.
Difficile aujourd’hui de ne pas trouver l’acte conclusif maladroit après deux actes magistraux. Dramatiquement, Gluck, d’ailleurs plus mûr dans son écriture, trouvera mieux avec La Clemenza di Tito (Naples 1752), son opera seria métastasien le plus joué. Jeune compositeur encore bien orthodoxe, il déploie néanmoins une riche palette entre jouissance assumée d’une vocalité rutilante et tentation du dépouillement, toujours avec une parfaite sensibilité à l’égard du texte et des affects.
Grâce soit rendue au regretté Alan Curtis, dont l’inépuisable curiosité nous vaut encore ici une belle découverte. Avouons-le toutefois : sa modération a desservi nombre de gravures, notamment chez Haendel. Une fois encore, le style est juste (Curtis a composé lui-même les récitatifs) et les phrasés sont sensibles, mais tout sonne bien court et uniforme. On a parfois l’impression que le chef et musicologue, à la tête d’un Complesso barocco peu incisif, dirige une mesure après l’autre : manque un sens des contrastes et de l’architecture propre à enflammer le drame à l’échelle d’un air, d’une scène, d’un acte… Le résultat est donc inégal, et des airs bien enlevés alternent avec de regrettables platitudes. Le métier est pourtant indiscutable, et cet opera seria s’écoute sans ennui.
La distribution est solide, au point de susciter quelques hiatus avec l’accompagnement. En Matusio, second père de l’histoire, Vittorio Prato a du relief et une parfaite maîtrise des agilités et de la tessiture – il a déjà interprété des parties de baryténors chez Haendel et Pergolesi. Mêmes qualités chez le ténor Colin Balzer dans le rôle-titre. Interprète sobre, Sylvia Schwartz, se tire habilement d’une partie grave qui lui donne peu d’occasions de libérer son aigu. On voudrait néanmoins entendre Dircea plus habitée, et Creusa a bien plus de caractère ; Ann Hallenberg électrise particulièrement ses reprises et rend toutes les ambivalences de la seconda donna. Comme toujours, Romina Basso tend à en faire beaucoup dans les récitatifs, mais elle parvient indéniablement à animer Cherinto, d’habitude pâlichon. Dans son seul air, la mezzo Nerea Berraondo a de la présence, mais le médium dans les joues. Le principal bémol concerne Aryeh Nussbaum Cohen, dont le falsetto moelleux dénué de la moindre stridence est pourtant un atout qui séduit dans l’adagio. Hélas, le contre-ténor ne se départit presque jamais d’une affectation suave et tiède, et semble murmurer la moitié du rôle. Malgré un micro au fond du gosier, son grave est trop discret : Carestini était alors un contralto, et Prina comme Jaroussky ont mieux rendu « Sperai vicino il lido ». Ajoutons à cela une vocalisation pleine d’air, qui finit de désosser ce primo uomo à la joliesse vaine.
Le Gluck italien reste largement à découvrir. De la période viennoise, il serait judicieux de s’intéresser à Alceste et surtout à Telemaco. En offrant ce qui constitue certainement le témoignage le plus précoce de l’art du compositeur, le présent album rejoint Ezio, Le Feste d’Apollo, Il Trionfo di Clelia et La Clemenza di Tito pour retracer la carrière italienne du Chevalier Gluck. Même s’ils ne restituent pas tous les enjeux de Demofoonte, ces trois disques y contribuent très honorablement.
* Dossier sur ce fameux dramaturge à (re)découvrir ici sur Forum Opéra.