Il est des enregistrements de concerts qui demeurent le témoin irremplaçable de moments miraculeux. Et d’autres – dont celui-ci – qu’il aurait certainement mieux valu laisser dormir dans les placards de la radio d’Amsterdam*.
Son intérêt majeur est d’entendre Albert Lance – qui a peu enregistré – dans l’intégrale d’un grand rôle où avait brillé avant lui Georges Thill. Le ténor australien a fait quasiment toute sa carrière à l’Opéra de Paris dont il a été avec Paul Finel, entre le milieu des années 50 et l’arrivée de Rolf Liebermann, le « ténor maison ». Souvenez-vous : il y chante le Bal Masqué avec Régine Crespin en 1958, est le partenaire de Maria Callas lors du mythique gala de la Légion d’honneur en décembre de la même année, le Don José de la non moins mythique création de Carmen avec Jane Rhodes et Roberto Benzi dans la mise en scène de Raymond Rouleau l’année suivante, et le partenaire de Régine Crespin et de Renata Tebaldi dans Tosca, tandis qu’il interprète à l’Opéra-Comique notamment Werther, Hoffmann et Rodolphe. Il se retire de la scène en 1977, cinq ans après le présent enregistrement, qui se situe un peu plus d’un an après le moment où Rolf Liebermann décide de licencier la troupe, lui compris (31 mai 1971).
Faust était pour Albert Lance l’un de ses rôles fétiches, dans lequel il avait débuté à l’Opéra de Paris en un temps où l’œuvre était à l’affiche un soir sur trois (j’exagère à peine). Méforme passagère ? Dans le présent enregistrement, tous ses défauts sont comme amplifiés alors que peu de ses qualités transparaissent (rondeur du timbre, émission, projection). La cavatine, notamment est un moment difficile à passer : souffle court, notes graves à peine stabilisées, et tandis que l’aigu reste parfois rayonnant, il est d’autres fois à la limite du canard. Et puis son accent, qui sur scène passait plutôt bien, est ici particulièrement prononcé (« demeure chaste et pire… »). Si j’ajoute qu’il est parfois aussi en délicatesse avec la mesure et fait souvent un peu n’importe quoi, on doit admettre que le personnage de Faust n’est pas ici des mieux défendus.
Andrée Esposito, dont j’ai dit le plus grand bien dans le rôle de Caroline de La Chauve-Souris (cf. le compte-rendu) n’a pas vraiment la voix rêvée de Marguerite : souvent plus femme que jeune fille encore innocente, dès son entrée, elle n’est pas en phase : alors que bien des cantatrices disent si joliment « et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main », elle le débite ici aussi platement au premier acte qu’au dernier… Si elle interprète néanmoins une jolie « chanson du Roi de Thulé », son « air des bijoux » est à la limite de la caricature, comme si elle s’amusait (beaucoup) à imiter la Castafiore. « Il ne revient pas » montre qu’elle est plus à l’aise dans le tragique, et elle se tire honorablement de la montée chromatique du dernier acte ; mais tout cela paraît bien mécanique et peu intériorisé, et côté style, elle donne parfois l’impression de s’être trompée de répertoire en chantant plus Berlioz que Gounod… En résumé, elle semble ici en limite d’interprétation, et paraît, à chacune de ses interventions, jouer un rôle différent, comme si elle n’arrivait pas à créer le personnage.
Quant à Roger Soyer (ah, Arkel et L’Enfance du Christ…), il n’est pas vraiment convaincant en Méphisto : bien sûr c’est bien chanté, mais jamais inquiétant car la voix n’est pas assez noire, et puis il trafique un peu en usant de voix différentes quand ça l’arrange. Un Siebel un peu crécelle (Rina Cornelissens), une Dame Marthe peu consistante (Elisabeth Cooymans) complètent la distribution. La seule bonne surprise vient de Robert Massard (Valentin) qui représente ici le vrai tenant de la plus belle tradition de l’école de chant française.
La direction de Roberto Benzi est tout à fait typique d’une représentation du « répertoire » à l’Opéra de Paris dans les années 60 : les tempi sont souvent anarchiques, et le ballet, en particulier, est d’une lourdeur symptomatique. A entendre certains décalages entre l’orchestre et les chanteurs solistes (départs, fins d’airs…), on déplore de plus un évident manque de répétitions. En revanche, les chœurs sont tout à fait remarquables, à tous points de vue.
Bref, un enregistrement – avec un son qui paraît souvent un peu métallique – qui n’apporte rien à la discographie de l’œuvre, et reste plus un document de travail qu’un joyau de discothèque. Il n’intéressera donc que ceux qui voudraient avoir une idée de l’art d’Albert Lance, malheureusement enregistré ici beaucoup trop tard dans ce rôle.
Et qu’il est cruel enfin d’avoir ajouté en bonus des extraits de l’acte II du Roméo et Juliette de Gounod enregistré à Nice en 1976. Car on a là un pur moment de bonheur grâce à Alain Vanzo (« Ah ! Lève-toi soleil… »), et la comparaison entre les deux ténors est accablante pour le premier. Andrée Esposito elle-même y est bien meilleure, même si la voix bouge un peu, mais Juliette n’est pas Marguerite…
* Nous avons rendu compte du remarquable enregistrement d’Hérodiade par cette même radio en 1957 (lire notre compte-rendu)