La Messe de Machaut, monument musical de la fin du XIVe siècle, est loin de nous avoir révélé tous ses secrets. Ce ne sont pourtant pas les versions discographiques qui manquent avec, depuis 1980, plus de sept enregistrements majeurs dont quatre effectués par des ensembles français. La version de Musica Nova et de Lucien Kandel doit sa principale originalité aux conseils avisés du musicologue Gérard Geay. Celui-ci propose une lecture inédite et particulièrement riche dans l’emploi de la musica ficta (c’est-à-dire, de façon simplifiée, des altérations accidentelles à l’exception du Sib qui fait partie du domaine de la musica recta) parfois notée dans les manuscrits, souvent ignorée et laissée à la discrétion des interprètes. Le résultat sonore est proprement inouï, les interprètes ne reculant pas devant des dissonances de passage et des mouvements mélodiques relativement inhabituels pour nos oreilles modernes. En vérité, c’est notamment en comparaison avec les autres enregistrements disponibles de la même œuvre que cette version se distingue, ce dès les premières secondes du Kyrie. L’ensemble Musica Nova utilise systématiquement, dans un contexte mélodique donné (voir livret pages 6 à 9), les accidents Do#, Fa# et Sol#. La lecture horizontale prime souvent sur l’aspect vertical et les intervalles augmentés ou diminués ne sont pas rares (par exemple dans le Kyrie, dès la mesure 8, où les notes Fa et Fa# sonnent simultanément dans un contexte cadentiel). D’autres ensembles ont sporadiquement utilisé une approche similaire mais jamais de façon aussi systématique et fréquente. Les nombreuses couleurs « harmoniques » (sonorités verticales) inédites qui en découlent apportent littéralement un nouvel éclairage sur l’œuvre. Or la diversité des approches, tant que celles-ci sont justifiées et argumentées, est un atout précieux pour ce répertoire dont il nous reste tant à découvrir sur le plan de l’interprétation. Même si nous ne partageons pas toutes les options retenues, nous félicitons les interprètes pour leur cohérence dans l’usage de la musica ficta.
La prononciation du latin gallican est également originale dans cet enregistrement avec, en particulier, la voyelle « e » parfois transformée en « a » comme dans le terme « potens » prononcé « potans » ou encore « amen » prononcé « aman », le « a » étant nasalisé en raison de la consonne « n » subséquente (voir à ce sujet le livret aux pages 10 à 12). Néanmoins, si la musica ficta et la prononciation justifient à eux seuls la pertinence de cette nouvelle version de la messe de Machaut, nous sommes moins convaincus par certains aspects, esthétiques autant que musicologiques, à commencer par le choix des voix.
La messe est écrite à quatre parties avec deux voix supérieures égales (partageant une tessiture similaire) et deux voix inférieures égales. Dans l’hypothèse, tout à fait plausible, d’un diapason proche du diapason moderne (La=440 Hz) et celle, très probable, d’une interprétation soliste (un chanteur par voix) par des hommes uniquement, nous obtiendrions idéalement un effectif composé de deux contreténors et de deux ténors. Or, Lucien Kandel choisit au contraire des voix de femmes pour le triplum (voix supérieure qui est le plus souvent, mais pas toujours, la plus aiguë) et des contreténors (dont lui-même comme interprète) pour la voix de duplum. Si l’équilibre des timbres est généralement bien maintenu, certains passages voient les contretenors « étouffer » les voix de femmes lorsque la ligne du duplum passe au dessus de celle du triplum. En outre, la présence de plusieurs chanteurs par voix apporte un « grain » sonore moins convaincant, selon nous, qu’une interprétation soliste. L’effectif utilisé permet néanmoins de ménager quelques beaux effets de dynamique comme dans le Sanctus (plage 13) dont un passage (à partir du benedictus à 4’10) est chanté à un par voix ce qui forme un charmant contraste avec le « tutti » initial et final. Nous aurions cependant préféré, notamment pour la transparence des lignes et l’équilibre des voix, une version intégralement soliste. Soulignons par ailleurs le tempo parfois excessivement lent de cette version. Si nous pouvons apprécier, de la sorte, toute l’originalité des sonorités verticales, les passages en hoquet et en homorythmie manquent de dynamisme et de vie. Selon nous, le tempo choisit reste convaincant pour le Kyrie et le Sanctus mais pas pour les sections centrales du Gloria et du Credo. Enfin, et tout aussi charmantes que soient les diminutions jouées à l’orgue entre les différentes parties du Kyrie, nous ne leur voyons pas d’autre intérêt que celui de rompre artificiellement le discours musical de la messe de Machaut.
Pour les personnes ne connaissant pas la messe de Machaut par d’autres interprétations, nous ne conseillerions pas en premier la version de Musica Nova. Elle semble s’adresser davantage à des amateurs qui pourraient apprécier pleinement l’originalité de la musica ficta sans se laisser perturber par un tempo souvent trop lent et un effectif vocal selon nous partiellement inadéquat. Néanmoins, soulignons le fait que cet enregistrement contient de très grandes qualités musicales à commencer par les six autres pièces chantées dont le tempo est généralement plus allant et pour lesquels le choix des voix est moins problématique. À cet égard, la pièce initiale de Philippe de Vitry, interprétée de façon dynamique et rayonnante, est de toute beauté dans cet enregistrement.
Lars Nova