Salué en 2004 comme une œuvre majeure de la production lyrique contemporaine, The Tempest du compositeur britannique Thomas Adès est un enchantement musical et vocal rehaussé, dans cette captation, par la mise en scène proprement magique de Robert Lepage qui avait enthousiasmé le public en 2012 au Metropolitan Opera. L’Orchestre du Met, placé sous la direction de Thomas Adès lui-même, est tout en nuances et en finesse. En conservant au mieux la qualité sonore grâce un enregistrement d’une technique irréprochable, le DVD permet, par les divers angles de prise de vue, les plans rapprochés et lointains, de bénéficier de tous les détails des superbes décors et d’une direction d’acteurs particulièrement subtile, tout en gardant une vue d’ensemble de ce spectacle en tous points remarquable.
Souvent considérée comme une sorte de testament de l’écrivain, La Tempête de Shakespeare use largement d’un procédé cher à son auteur, celui du théâtre dans le théâtre. Cette mise en abyme est redoublée ici par sa transposition sur la scène lyrique : le récit-cadre devient celui d’un opéra dans l’opéra, que Robert Lepage justifie non seulement par les nécessités du transfert générique, mais aussi par une sorte d’association d’idées qui s’est imposée à lui entre le Duc de Milan (titre légitime de Prospero, le magicien) et la Scala de Milan, lieu mythique des enchantements du XVIIIe siècle (il est vrai que le Teatro alla Scala fut édifié en 1778 après l’incendie du palais ducal). Le recours aux machineries de théâtre s’opère ainsi selon une double référence, au goût du spectaculaire selon Shakespeare d’une part, au merveilleux de l’opéra de la fin du XVIIIe siècle d’autre part. Les couleurs, les costumes, les maquillages, les tatouages (de Prospero) sont magnifiques. D’emblée, l’attention est captée par l’immense lustre tournoyant parmi les éclairs de la tempête, auquel se suspend une acrobate figurant Ariel, au-dessus d’une mer déchaînée de voilages bleus agités par de violents remous. Leur résorption subite dévoile le chœur – la cour – dans une gestuelle exécutée au ralenti, sur les paroles : « L’enfer est béant ». Ce contraste constitue le début d’un charme (ou d’un sortilège) qui opère jusqu’à la fin.
La beauté de la langue anglaise, mise en valeur par la librettiste Meredith Oakes d’après la pièce de Shakespeare, est magnifiée par la diction des chanteurs, tous excellents. On est frappé par la présence scénique de Simon Keenlyside, en homme mûr dont le torse musculeux évoque le pouvoir et l’expérience, mais aussi la science grâce aux tatouages dont il est orné . De même ne peut-on qu’être saisi par le jeu intense (et très physique, voire acrobatique) d’Audrey Luna en Ariel toujours situé(e) dans les airs, d’Alan Oke en Caliban au plus proche de son élément – la terre –, ou ému par la gracieuse Isabel Leonard irradiant de charme et découvrant le monde (notamment dans le passage attendu où figurent les mots « brave new world »), ébloui par la candeur du bel Alex Shrader, pur et tendre fiancé plus positif encore dans l’opéra que dans la pièce. Kym Barrett a su transcrire dans ses costumes les caractéristiques essentielles des personnages, y compris dans les couleurs, qui font s’opposer le bleu de l’esprit aérien Ariel à l’étrange pelage-plumage noir de la créature chtonienne qu’est Caliban, les sombres uniformes militaires des hommes de pouvoir à la blancheur des tenues de Miranda et de Ferdinand.
À la justesse des corps, de leur apparence et de leurs mouvements répond celle des voix, d’une beauté à couper le souffle. Pour qui découvre à la fois l’œuvre et ses interprètes, l’émerveillement est double. Au sein de cette musique proprement ensorcelante qui nous parle d’une « île pleine de bruits, de sons et de voix », ou plutôt qui est celle île précisément, le baryton à la fois viril et vulnérable, puissant et sensible de Simon Keenlyside exprime la maîtrise absolue des éléments et son inévitable contrepartie, la solitude et l’isolement. Tour à tour conteur et spectateur de l’action, le chanteur déploie une palette de nuances, alterne les inflexions propres aux divers affects, semble être le messager du compositeur démiurge comme Prospero est celui de Shakespeare dans la pièce source. Il est l’Hermès Trismégiste d’un Adès musagète. L’agilité et la puissance vocales de la soprano Audrey Luna sont fascinantes car elle vont, dans leur tenue et leur durée, bien au-delà des coloratures aiguës du répertoire (comme la Reine de la nuit) : son suraigu monte jusqu’au contre-mi sans difficulté apparente et elle module ces stridences avec un art confondant.
Tout concourt ici à faire de cet opéra un spectacle fascinant, et aussi, par moments, une mise en perspective de l’histoire de l’opéra. Ainsi le ténor Alan Oke, en créature apparemment repoussante mais souverain légitime de l’île, insuffle à son personnage une duplicité – entre violence concupiscente et plainte émouvante – qui rappelle Monostatos. Et comment ne pas penser à Pamina en entendant Miranda, à Tamino en écoutant Ferdinand ? Mais aussi à Fidelio lorsque Ferdinand est enchaîné et ne doit sa délivrance qu’à celle qui l’aime ? Si le Prospero d’Adès n’est pas Pizzarro pour autant, il y a en lui quelque chose de Sarastro. La musique laisse entendre parfois quelques parentés avec celle de Stravinsky (notamment dans l’air émouvant du roi de Naples, excellent William Burden, qui pense avoir perdu son fils), mais également de Henze, et plusieurs airs font songer à L’Upupa (qui recèle aussi des allusions à La Flûte enchantée). Au début de l’acte II, l’étirement du temps dans l’espace (« Awake, alive ») évoque, visuellement aussi, un célèbre passage de l’acte I de Parsifal (« Zum Raum wird hier die Zeit »), tandis que les deux ivrognes rappellent inévitablement ceux du Wozzeck d’Alban Berg. Mais il serait vain de vouloir repérer toutes les allusions et citations d’une œuvre aussi riche, dont le DVD permettra précisément de nouvelles visions et auditions.
La captation permet par ailleurs de mieux voir l’utilisation qui est faite des lieux scéniques, présentant tour à tour, acte après acte, le point de vue des comédiens, celui du public, et la vue des coulisses de l’action : ainsi sommes-nous parfois devant le trou du souffleur, où apparaît Prospero lors du premier duo entre Fernando et Miranda, où aboie Ariel à la fin l’acte I – comme si nous étions sur la scène après le magnifique trio de Prospero, Miranda et Ferdinand au cours duquel le lyrisme des chanteurs s’allie au sentiment de féerie de la musique, créant un parfait équilibre. Parmi les autres – nombreux – moments de grâce absolue, il faut mentionner l’ensemble vocal de la scène 4 de l’acte III, où Prospero, le Roi de Naples, Miranda, Ferdinand et Gonzalo (John Del Carlo) se produisent devant la cour devenue public de spectateurs au parterre de l’opéra.
Ce n’est qu’à regret que l’on prend congé de l’œuvre, tel Caliban pleurant à son réveil, voulant rêver encore. Après la beauté sombre et poignante des derniers mots d’Ariel, la fin reste en suspens sur le nom de Caliban, seul en scène, et celui, éthéré, d’Ariel dont ne subsistent plus que les voyelles, lorsqu’il devient souffle pur libéré de la matière et de la pesanteur. Aux saluts, l’émotion du compositeur est palpable. Assurément, cet enregistrement est « de l’étoffe dont sont faits les rêves ».
Deux courts bonus (sans sous-titres) permettent d’assister à une table ronde animée par le directeur du Metropolitan Opera, Peter Gelb, avec la librettiste, le compositeur et le metteur en scène sur les choix et le travail mené en commun, et à de brèves interviews au débotté, selon la coutume du Met, menés par Deborah Voigt avec les artistes entre deux actes de la représentation. On y verra la modestie des artistes et la conception émouvante qu’ils se font de leur rôle dans cette production.