Inspiré d’une nouvelle de Joseph von Eichendorff, celui-là même qui inspira Hugo Wolff et qui fut pour Richard Strauss la source du premier composé de ses Quatre derniers lieder, Das Schloss Dürande est l’une de ces œuvres que l’on imaginerait bien sur la scène de l’Opéra royal de Versailles. Comme Marie-Victoire de Respighi, que Laurent Brunner rêve de monter dans le théâtre qu’il dirige, l’ultime opéra d’Othmar Schoeck évoque comme Andrea Chénier les fureurs révolutionnaires (y passent notamment de fréquentes citations de la Marseillaise et des échos de « Ça ira »). Oui, mais il y a un os.
Bien qu’habitant un pays officiellement neutre, le Suisse Schoeck ne put totalement échapper à la peste brune : si ses deux derniers opéras purent être créés à Dresde en 1937 et à Berlin en 1943, il fallait bien qu’ils aient été acceptés par le régime. Dans le cas du Château Durande, il semble même que le livret ait fait l’objet d’une nazification tout à fait volontaire, au moins de la part de l’auteur de l’adaptation, Hermann Burte, membre du parti national-socialiste depuis 1936 et l’un des chantres officiels du Troisième Reich. En 1993, l’œuvre fut reprise à Berlin sous la direction de Gerd Albrecht, mais le texte restait apparemment problématique, à tel point qu’une version « dénazifiée » fut commandée à Francesco Micieli par l’uniersité de Berne et le Fonds national suisse de recherche scientifique. Au terme de ce travail, 60% du livret a été réécrit, avec parfois des paroles totalement différentes du texte de départ. On avouera toutefois que l’unique exemple donné dans le livret d’accompagnement laisse un peu dubitatif sur le caractère « intolérable » du poème initial, et l’on s’étonne que la musique, loin d’être épargnée par le zèle « décontaminateur », ait été copieusement remaniée, avec modification sensible des lignes vocales et superposition de voix initialement distinctes… La recrudescence de termes « suspects » comme Blut ou Heimat justifiait-elle une démarche aussi radicale ?
Autrement dit, on peut se demander dans quelles proportions cet enregistrement nous donne à entendre ce qu’a vraiment écrit Othmar Schoeck. Faute de pouvoir comparer ce remaniement à la version originale, on se contentera d’admettre que cette musique est très belle, et qu’il serait dommage de ne pas pouvoir l’écouter à cause du texte sur lequel elle a été composée. Cette partition s’inscrit très nettement dans un courant inauguré par Richard Strauss et poursuivi par Schreker, mais avec une composante populaire présente dans les différentes scènes de foule. Et l’on pouvait compter sur la dévotion de Mario Venzago, chef « schoeckien » par excellence, pour défendre cette œuvre avec tout le fervent respect qu’il manifeste depuis bien des années, au cours desquelles il a enregistré quantité d’autres compositions de son compatriote. La qualité sonore de l’orchestre du théâtre de Berne est ici d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’un live.
Hélas, la distribution réunie pour cet enregistrement comporte un point noir. Compte tenu du type de musique qu’écrivait Schoeck, on peut imaginer que le ténor qu’il avait en tête pour le rôle du jeune comte Armand était d’un format relativement héroïque. Au lieu de quoi le disque Claves nous propose un chanteur habitué au répertoire baroque, le seul rôle cité dans sa biographie étant Cléonte du Bourgeois gentilhomme de Molière et Lully (qui ne doit guère chanter que quelques répliques dans les derniers divertissements). Autrement dit, Uwe Stickert émet sans peine des notes aiguës, mais c’est un peu comme si l’on confiait le Bacchus d’Ariane à Naxos à un Atys ou à une Platée. Que l’autre ténor, Andries Cloete, ait une voix à peine plus « corsée » (il chante Nemorino !) convient au vieux comte de Durande, qui doit quand même mourir en pleine extase au dernier acte. Robin Adams a toute la noirceur qu’on attend pour le personnage tourmenté de Renald Dubois, autour duquel s’articule toute l’action. Et du côté des voix féminines, la satisfaction est totale : Ludovica Bello prête à la comtesse Morvaille un beau timbre de mezzo, tandis qu’avec Sophie Gordeladze, l’héroïne, Gabriele, se dote d’un timbre pur et clair, mais charnu et séduisant. Autour d’eux s’affaire toute une équipe de personnages secondaires, confiés à des artistes régulièrement embauchés par le Konzert Theater Bern ou membres du chœur de cette institution.
Peut-être les représentations données depuis mars et jusqu’en juillet à Meiningen, en Thuringe, permettront-elles de juger de la pertinence de tout ce travail de réécriture, et de savoir si Das Schloss Dürande a désormais ses chances sur les scènes.