L’aigle n’est pas noir, mais brun doré dans la pièce de Botho Strauss Chœur final. Au cours de l’ultime scène de cette pièce écrite à l’aube des années 1990, la confrontation entre l’aigle et la femme, pour violente qu’elle soit, ne tourne pas au drame tel que Barbara l’avait relaté dans une célèbre chanson, mais débouche, de manière assez inattendue sur le massacre du volatile par l’humaine. Cette scène, long monologue qu’une certaine Anita adresse à l’aigle dans la volière d’un zoo où elle s’introduit, a inspiré à Wolfgang Rihm une « Scène nocturne pour soprano et orchestre » de 35 minutes, intitulée Das Gehege (« L’Enclos »), composée en 2004-2005 à la demande de Kent Nagano, qui cherchait un lever de rideau pouvant précéder une représentation de Salomé. Dialogue de sourds comme la dernière scène du chef-d’œuvre de Strauss, au centre duquel se trouvent également la mort et le sang, le texte de Botho Strauss voit la femme interpeller l’oiseau qui ne lui répond pas davantage que la tête de Jochanaan. La musique qu’a composée Rihm n’a rien qui puisse hérisser les oreilles, car il respecte les voix, et son orchestre sonne de manière assez traditionnelle, avec une opulence quasi straussienne, sans toutefois imiter personne : on est loin des lignes en dents de scie qui caractérisait son style dans les années 1970-80, et notamment ce Jakob Lenz, opéra de chambre qu’on pourra entendre à Aix-en-Provence l’été prochain.
En 2006, c’est Gabriele Schnaut qui assura la création mondiale de Das Gehege : on se rappelle que cette soprano avait été la Brünnhilde d’une Tétralogie montée au Châtelet en 1994, sous Stéphane Lissner, et qu’elle rendait alors de loyaux services en tant que wagnérienne intrépide, prête à déchiffrer les partitions les moins fréquentées, de Schreker ou de Hindemith, et se dévouant également à la musique contemporaine. En janvier dernier à Bruxelles, quand le Théâtre de la Monnaie proposa un diptyque associant Le Prisonnier de Dallapiccola au monodrame de Rihm, le personnage était incarné par Angeles Blancs Gulin, habituée de rôles comme Tosca, Elena Makropoulos ou Elle de La Voix humaine. On découvre donc avec une relative surprise le disque Capriccio, où le rôle d’Anita est dévolu à Rayanne Dupuis qui, pour être très familière de l’opéra contemporain, n’a guère l’habitude des grandes héroïnes du répertoire. Les premiers instants de cet enregistrement laisse même craindre que la pratique régulière de la musique de notre temps ait prématurément fatigué la voix de la soprano canadienne, avec des aigus entaché d’un vibrato un peu douloureux. Par bonheur, cette première impression se dissipe bientôt, et l’artiste se révèle vite tout à fait maîtresse de la tessiture requise. De fait, Wolfgang Rihm a assez bien écrit sa partition pour que la chanteuse n’ait pas à lutter en permanence contre un orchestre déchaîné. Kent Nagano n’a pas peur de laisser cette musique exercer son charme sur l’auditeur, et l’orchestre a toute la force expressive souhaitable.
Mais après cette demi-heure intense sur le plan dramatique aussi bien que musical, quelle drôle d’idée d’enchaîner avec la suite de concert que notre compatriote Jean-Pascal Beintus a écrite autour du Petit Prince de Saint-Exupéry ! Ce spécialiste de la musique de film, assistant d’Alexandre Desplat, livre un gros quart d’heure de gentilles mélodies avec harpe et violon solistes, pastiche de Ravel et de Fauré qui ne mange pas de pain, mais qui semble davantage faites pour bercer le sommeil de l’auditeur et lui éviter de faire des cauchemars après la terrible entrevue de la femme qui tua l’aigle et lui arracha ses serres.