En écoutant ces musiques, on repensait à la récente exposition Rosa Bonheur du Musée d’Orsay : de même qu’on oubliait très vite que ces tableaux puissants et ces dessins étaient de la main d’un femme pour n’y voir que des œuvres représentatives de la sensibilité (non genrée !) de leur temps, très vite à l’écoute de cette anthologie la question du sexe des artistes passe au second plan. C’est un panorama du romantisme et du post-romantisme français qu’on entend là. Il se trouve que ces musiques ont été écrites par des femmes. Et, n’était le libretto, ce qu’on entend pourrait être de Gounod, Saint-Saëns, Massenet, Fauré ou Reynaldo Hahn.
Certaines, les Louise Farrenc, Mel Bonis, Augusta Holmès, Cécile Chaminade furent célèbres, jouées, reconnues, avant d’être un peu oubliées, mais il en fut de même, somme toute, pour nombre de leurs collègues mâles.
Certaines hardies, certaines cachées
Ce n’est pas que le statut de « femme compositeur » (le mot compositrice mit du temps à être accepté) fût facile. Issues pour la plupart de milieux bourgeois, on attendait d’elles qu’elles fussent d’abord épouses et mères de famille, et on aurait considéré comme peu convenable qu’elles fissent profession d’écrire de la musique. Même si à partir des années 1840, elles eurent accès aux classes théoriques du Conservatoire, harmonie, contrepoint, fugue ou composition, il fallut attendre 1903 pour qu’elles pussent briguer le Prix de Rome de composition musicale (et Lili Boulanger en fut la première lauréate en 1913).
Dans ces conditions, il est évident que leurs domaines de prédilection furent le piano ou la mélodie, et que l’opéra ou la musique symphonique furent réservées aux plus hardies ou aux plus libres.
Dans l’anthologie de 8 disques (soit plus de dix heures de musique) que propose le Palazzetto Bru Zane, si on entendra beaucoup de mélodies, admirablement servies par Aude Extremo et Cyrille Dubois, la musique de chambre et la musique symphonique sont bien présentes.
Celles qui osent l’orchestre
L’orchestre de Mel Bonis, élève de Guiraud et Franck, penche volontiers vers l’exotisme ou l’orientalisme (Salomé), mais la richesse voluptueuse de sa palette hérite de celle de Charles Koechlin, qui lui enseigna la composition orchestrale. Datés aussi de 1909, son Rêve de Cléopâtre ou son Ophélie sont superbes d’ampleur et de couleur dans l’inerprètation de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse dirigé par Leo Hussain.
La suite de ballet Callirhoé (1887) de Cécile Chaminade est d’une finesse d’écriture dans la tradition de Delibes et son Concertino pour flûte et orchestre op. 107 (1902), son œuvre la plus fameuse peut-être, rayonne d’une lumière printanière dans l’interprétation de Claire Le Boulanger, avec l’Orchestre national de Metz dirigé par David Reiland.
Il y a une sombre grandeur qui évoque César Franck dans la Symphonie en ut dièse mineur de Charlotte Sohy (qui signait Ch. Sohy, pour cacher sa féminité) et les quelques passages plus vifs n’en atténuent guère le caractère dramatique (elle fut composée en 1917). L’Orchestre National de France dirigé par Débora Waldman restitue toute sa puissance à cette œuvre que la compositrice n’entendit jamais de son vivant.
De Louise Farrenc, la Symphonie n° 3 en sol mineur datée de 1847 a déjà été enregistrée à plusieurs reprises. Belle lecture de l’Orchestre national de Metz et David Reiland de cette œuvre elle aussi parfaitement de son époque, dont le romantisme fraternise avec celui de Schumann et Mendelssohn : la forme est savante, l’inspiration haute, le caractère noble, le discours orchestral puissant et clair.
Farrenc enseigna le piano au Conservatoire de Paris où elle succéda à Hélène de Montgeroult, dont la Sonate en fa mineur datée de 1811 est la pièce la plus ancienne de cette anthologie. Se promenant entre classicisme et premier romantisme, elle n’est pas sans faire penser à Clementi. Là encore, une musique qui parle davantage de son époque que du genre de qui l’écrivit. Interprétation sensible et brillante quand il le faut par Mihály Berecz.
Une matinée chez Mme de Villeparisis
Encore un mot sur la musique de chambre avant d’en venir à la voix. Là encore, Mel Bonis impose sa personnalité. C’est à Fauré que fait penser sa Sonate pour violoncelle et piano (1904), toute en surprise et bifurcations inattendues, en chromatismes capricieux, où le violoncelle velouté de Victor Julien-Laferrière et le beau toucher de Théo Fouchenneret rivalisent d’intimité. Une sonate qui devrait être constamment au programme des violoncellistes s’il y avait une justice en musique.
Les mêmes qualités d’élégance des deux interprètes illuminent les trois pièces pour violoncelle et piano (1914) de Nadia Boulanger, prestes et drolatiques.
De la même Nadia Boulanger, La Sirène (1908) est une vaste chose en trois scènes pour trois voix et un large orchestre, dont les évocations maritimes font penser à Guy-Ropartz ou à Magnard. Là encore, qui songerait à parler d’écriture féminine, à entendre ces houles orchestrales, ces cors profonds, ces harmonies sombres, cette écriture vocale très tendue et, avouons-le, cette touche de pompiérisme sur la fin, mais il est vrai que cette cantate fut écrite pour le Concours de Rome 1908…
La mélodie, domaine d’élection
La mélodie est bien sûr le domaine privilégiés de toutes ces femmes. Évidemment que les salons leur ouvraient naturellement leurs portes (et d’ailleurs plusieurs d’entre elles organisaient des concerts ou des festivals), et cela semble un trait commun à elles toutes que de se plier à l’esprit des poèmes qu’elles choisissent de mettre en musique.
ForumOpéra avait salué comme il le méritait le disque consacré il y a trois ans à Nadia et Lili Boulanger par Cyrille Dubois et Tristan Raës, merveilleuse réussite de clarté vocale, de diction limpide en complicité avec un piano poète suggérant d’impalpables atmosphères.
On retrouve ces qualités, cruciales pour le répertoire de la mélodie française, dans leurs nombreuses contributions ici. Cyrille Dubois se montre à nouveau ici parfait diseur, mais jamais au détriment de la beauté de la ligne vocale. Prima la musica ou prime le parole ? Les deux ensemble sans aucun doute.
On avouera un coup de cœur pour les lignes flexibles des Petits poèmes au bord de l’eau (1910) d’Hedwige Chrétien, allusifs, subtils, élégants (avec un sens de la prosodie digne de Reynaldo Hahn) et Tristan Raës met en valeur toutes les subtilités de la partie de piano.
Tout aussi personnelle, l’invention mélodique de Marie Jaëll, toujours inattendue. Cyrille Dubois distille les lignes serpentines de la Rêverie extraite des Orientales de Victor Hugo et l’entre chien et loup de Quatre heures du matin, extrait de La Mer de Jean Richepin.
Une attention particulière à la prosodie
Et comment ne pas penser à Moussorgsky en entendant les Mélodies russes (1866) de Pauline Viardot (sur des textes de Pouchkine ou de Lermontov, que sans doute lui fit connaître son vieil amoureux Tourgueniev). Particulièrement belle et émouvante, portée par la voix enivrante d’Aude Extremo, dont le timbre est sans doute assez proche de celui de la créatrice de Dalila et de la Rhapsodie pour alto de Brahms, la pathétique Berceuse cosaque.
D’autres personnalités semblent d’un tempérament plus convenu telle Clémence de Grandval, pourtant élève de Chopin pour le piano et de Saint-Saëns pour la composition : on ne risque guère de surprise avec les mélodies ici choisies ni avec son Andante et intermezzo pour trio.
En revanche il y a quelque chose d’ingénu et de sincère dans les mélodies de Marie-Foscarine Damaschino. Compositrice cachée, qui fit éditer quelques-unes de ses œuvres à compte d’auteur et sous pseudonyme masculin (Mario Foscarina…). Cyrille Dubois semble se jouer de la tessiture immense d’A une femme (poème de Victor Hugo) ou de « J’ai dans mon cœur ».
Douceurs et confidences
On trouvera aussi dans cette anthologie des berlingots musicaux comme Du cœur aux lèvres, ou L’amour s’éveille, deux valses 1900 de Jeanne Danglas, très café-concert et divette, aussi charmeuses que le « Je te veux » de Satie ou Les Chemins de l’Amour de Poulenc, dont Cyrille Dubois distille avec humour le charme penché.
Cyrille Dubois, très en verve décidément, restitue aussi bien la tendresse délicate des mélodies de Cécile Chaminade, Rêve d’un soir et Veux-tu ? que L’Amour, confidentiel puis farouche, d’Augusta Holmès ou, d’elle aussi, Le Vin, spectaculaire chanson à boire). Il se joue des lignes insinuantes, très Art nouveau, de la Bilitis de Rita Strohl (poème de Pierre Louÿs), non moins que des arabesques sensuelles de son Sonnet (Charles Sinnoir).
Et on imagine le plaisir des interprètes à faire découvrir des pièces aussi originales que les Méditations (1922) de Charlotte Sohy, dont, après avoir cherché à qui elles font penser (Fauré, Lili Boulanger ?), on finit par conclure qu’elles ne ressemblent qu’à Charlotte Sohy (autrice aussi des poèmes, d’ailleurs).
Quelle émotion enfin de retrouver la voix plus charnue, aux fragilités touchantes, de Yann Beuron dans sept mélodies de Mel Bonis, denses, secrètes, profondes.
Le dixième et dernier disque s’achève délicieusement par l’album Pour les tout-petits de Mel Bonis (1913), inventif, ludique, inattendu, léger et drôle, rappelant son intérêt pour la pédagogie musicale, et qui pourrait être posé sans rougir à côté de l’Album für die Jugend de Schumann et de l’Album pour la jeunesse de Tchaïkovski.
Une anthologie indispensable, dont on espère qu’elle donnera des idées aux programmateurs…