En choisissant de présenter ici ces pièces liturgiques, le maître d’œuvre de l’entreprise, Patrick Cohën-Akenine, nous révèle un aspect souvent méconnu d’André Campra, qui passe pour être avant tout le compositeur des opéras Tancrède ou Le Carnaval de Venise. Ordonné prêtre en 1678, il est maître de chapelle à Toulon, Arles, Toulouse puis à Notre-Dame de Paris – qu’il doit quitter lorsqu’il choisit de se lancer dans l’opéra – et a ainsi composé un grand nombre de morceaux de musique religieuse avant de devenir l’auteur de plus de vingt-cinq opéras et opéras-ballets (sous-genre dont il est considéré comme le créateur avec L’Europe galante en 1697), constituant un maillon entre Lully et Rameau. Cet enregistrement témoigne du passage progressif de la sphère spirituelle à l’espace laïque, et d’un siècle à l’autre. On rapporte que Campra désirait, par son œuvre religieuse, « faire les chastes délices des âmes pieuses ». Mais, développant une veine italianisante, Campra apparaît aussi comme l’un des agents importants de l’émancipation de la musique vis-à-vis de la tutelle de l’Église, contribuant à la diffusion de l’esprit naissant des Lumières.
Le choix d’intercaler entre les motets de Campra des œuvres instrumentales de Dandrieu ménage des intermèdes : l’ensemble du disque est ainsi conçu comme un concert dont la brillante pièce pour orgue extraite du Magnificat en ré mineur, interprétée par François Saint-Yves, constitue l’ouverture solennelle. Chacun des passages purement instrumentaux n’excède pas deux minutes quinze, et constitue – à part la Sonate en trio nº 1 en ré mineur, qui juxtapose quatre de ces courts moments musicaux – une sorte de brève respiration entre deux motets.
Les trois chanteurs et l’ensemble des Folies Françoises, dirigés par le violoniste Patrick Cohën-Akenine, excellent dans ce répertoire. Dans Jesu amantissime, l’entrée successive des voix de Jean-François Lombard, haute-contre, de Jean-François Novelli, taille, et de Marc Labonnette, basse, permet d’apprécier les spécificités des tessitures et des timbres, puis leur fusion avec une musique tour à tour méditative et dynamique, dans un parfait équilibre des voix et des instruments. Le mouvement continu du motet Immensus es Domine, dans lequel la prononciation du latin selon l’usage de l’époque (non « restituée » et donc semblable à celle du français) est particulièrement pittoresque, met en valeur la diction et le phrasé, mais aussi l’endurance et le souffle des trois interprètes.
Si c’est plutôt le recueillement qui prime dans Jesu amantissime, la plus grande virtuosité préside à l’architecture de Immensus es Domine. Thomas Leconte, du Centre de musique baroque de Versailles*, signant un article savant de la notice d’accompagnement, montre qu’il s’agit d’une opposition entre un style français et un style italien. L’évolution ménagée montre bien la proximité entre le motet et la cantate, et la tendance dramatisante qui émerge dans ces deux genres au tout début du dix-huitième siècle. La dimension déclamatoire, voire théâtrale, est aussi l’une des manifestations de la porosité des frontières entre chant religieux et chant profane. Les voix des interprètes, soutenues par l’ensemble des Folies Françaises, expriment avec subtilité cet élargissement de l’office religieux à une dimension quasi opératique.
* Le CmbV (Centre de musique baroque de Versailles) travaille à la reconstitution des instruments du Grand Siècle et de la « Grande Bande » – nom donné aux Vingt-quatre Violons du Roi.