L’attente touchera bientôt à sa fin pour des milliers de mélomanes: dans quelques jours, Atys, revêtu de ses atours légendaires, renaîtra à l’Opéra-Comique avant de gagner les théâtres de Caen, Bordeaux et Versailles. En attendant de vérifier si la réalité dépasse nos fantasmes, L’Avant-scène Opéra nous propose une « mise à jour » du numéro qu’elle consacrait en 1987 au quatrième opéra de Lully, le préféré de Louis XIV. La principale nouveauté réside précisément dans un dossier sur la production du tandem Christie/Villégier : témoignages du chef et du metteur en scène, portfolio, revue de presse et réflexion nuancée de Laura Nadeix sur l’impact exceptionnel du spectacle créé à Prato en 1986 ainsi que sur le sens de sa reprise actuelle. En outre, Olivier Rouvière confronte les interprétations gravées entre temps par les Arts Florissants puis par la Symphonie du Marais, Elisabetta Soldini et Jérôme de la Gorce retraçant quant à eux l’histoire de l’œuvre à l’affiche.
Recueillis en janvier 1987, les propos de William Christie et de Jean-Marie Villégier se révèlent autrement captivants et utiles pour la compréhension d’Atys que certains articles portant sur des sujets accessoires (« Autour de Louis XIV : une société respectueuse ? », « Où Madame de Sévigné se pique d’opéra ») dont le maintien pourrait se concevoir si l’éditeur ne faisait pas abstraction de vingt-cinq années de recherches d’ailleurs favorisées par le succès d’Atys. Augmentée, cette seconde édition ne semble pas avoir été revue et ne rend pas justice à la figure, pourtant essentielle, de Quinault, et ce malgré l’avertissement de Jean Duron : « Atys en effet n’est pas un opéra, mais une tragédie-lyrique dont le maître d’œuvre n’est pas le musicien (Lully), mais le poète (Quinault) – il ne s’agit pas non plus d’un livret, mais d’une tragédie. »
Dès 1987, le musicologue déclarait, non sans forcer un trait que son magistral guide d’écoute devait nuancer : « L’analyse musicale à proprement parler devient intéressante lorsque le compositeur est libre de ses choix, c’est-à-dire dans les divertissements. Ailleurs, il agit du mieux qu’il peut sur une pièce qui ne lui appartient pas, qui se déroule devant lui ; il agit alors, généralement le plus discrètement possible, comme un musicien de film sert le metteur en scène. » Et de conclure sur cette formule sans équivoque : « L’œuvre dépasse la musique. »
Ainsi, William Christie se comportait en homme du Grand Siècle lorsqu’il arrêtait son choix sur Atys après avoir lu le poème de Quinault, sans même ressentir le besoin de connaître la musique de Lully pour asseoir sa décision. Leurs contemporains n’hésitaient pas à parler des « opéras de Quinault », auteur alors extrêmement populaire et davantage joué que Racine, et nous savons aujourd’hui que Atys, à l’instar de Cadmus ou d’Armide, peut être considéré autant comme l’œuvre du dramaturge que comme celle du musicien. En revanche, du XIXe à la fin du XXe siècle, l’histoire littéraire, prisonnière de sa doxa et singulièrement d’une « conception racinocentrique du classicisme français » 1, ignorait les tragédies lyriques de Quinault alors que la musicologie se focalisait sur Lully, l’une et l’autre escamotant le génie du poète, sinon la spécificité des tragédies mises en musique par le Surintendant. Or, si l’étude particulièrement fouillée de Jean Duron montre que celui-ci imposait sa volonté et modifiait à sa guise – mais en véritable homme de théâtre – le texte d’Atys, les travaux d’un Buford Norman ont depuis mis en lumière le rôle déterminant de Quinault dans la genèse de l’ouvrage qui s’apparente, à l’instar des dix autres conçus avec Lully, à un laboratoire.
Ce que ne nous dit pas – ou ce que suggère à peine et de manière lacunaire – ce numéro de L’Avant-Scène, c’est que le rival du « tendre Racine » réussit à tirer du mythe d’Ovide de puissants ressorts dramatiques, qu’il épure et resserre l’intrigue, affine les caractères et agence, structure et façonne la tragédie en anticipant le discours musical et les attentes du compositeur, déployant des trésors d’intelligence dans le choix des mots, des sonorités et des mètres du moindre vers. Si, comme l’observe William Christie, Lully « a su garder la simplicité de l’ossature harmonique d’un Monteverdi ou d’un Cavalli », optant pour« un langage harmonique clair et bouleversant », il a également su s’attacher un poète qui soutient la comparaison avec Rinuccini et Busenello.
La brillante analyse musico-dramatique de Jean Duron réhabilite Lully, trop longtemps incompris et mésestimé, notamment en soulignant son apport historique au développement de l’orchestre, mais également à l’exploration de la tonalité et du temps musical, et si le Florentin se voit attribuer abusivement l’invention du grand motet2, nous aurions aimé que Philippe Quinault suscite le même enthousiasme et soit traité avec les égards dus à son génie. On se consolera en retrouvant la plume stylée et l’érudition gourmande d’Ivan A. Alexandre dans une évocation du sommeil baroque et en relisant les portraits incisifs que Philippe Beaussant et Jean-François Labie brossent de l’intrigant et très habile baladin qui sut séduire le plus grand roi d’Europe et forger une alliance objective avec Colbert. Pour ces pages et malgré nos réserves, pour la parole donnée aux artistes qui ont exhumé Atys et les éclairages passionnants de Jean Duron et Jérôme de La Gorce, cette livraison de l’Avant-Scène Opéra s’avère indispensable.
Bernard SCHREUDERS
1 B. Norman, Quinault, librettiste de Lully, le poète des Grâces. CMBV/Editions Mardaga, Liège, 2009, p. 14
2 Dès la première moitié du XVIIe siècle, les sous-maîtres de la Chapelle en jetèrent les bases (Formé, imité par ses successeurs Gobert et Veillot), bien avant que Lully ne s’y frotte. Du reste, c’est Henri Du Mont, un des rares compositeurs qui trouvait grâce aux yeux du Florentin, qui contribua plus que tout autre à fixer les modèles du petit et du grand motet.