Après Mitterrand, De Gaulle, Mauriac et les Jésuites, entre autres, Jean Lacouture, en véritable passionné de Bizet, s’attaque à Carmen dans un petit essai dont la particularité est de rapprocher les deux origines de la gitane, littéraire avec Mérimée et lyrique après sa création sur la scène de l’Opéra Comique le 3 mars 1875. Délaissant ses habits de biographe, l’auteur cherche le bon éclairage qui révélera la vérité des deux chefs d’œuvre.
Dans cette démarche, la première surprise vient de ce qu’il colle surtout aux pas de Prosper Mérimée dont la figure est il est vrai spectaculaire. Polyglotte, haut fonctionnaire passé dans ce que l’on appellerait aujourd’hui les cabinets ministériels et les administrations centrales, il a laissé une trace très profonde dans le « patrimoine génétique » du ministère de la culture, plus d’un siècle avant Malraux, et une bibliographie très riche dans des genres très différents.
Lacouture décrit la multiplicité des liens que Mérimée a noués en Espagne au cours de plusieurs voyages qui lui ont donné non seulement un ressenti personnel, mais aussi des réseaux qui produiront leurs fruits lorsqu’Eugénie de Montijo deviendra qui l’on sait. Lacouture brosse avec le talent qu’on lui connaît l’atmosphère pleine de culture qui entoure Mérimée et même l’hispanophilie qui règne à Paris dans ce premier quart du XIXe siècle.
Et Bizet ? Il faut attendre les derniers chapitres pour qu’il apparaisse dans le livre et se saisisse, avec ses librettistes, de la nouvelle publiée près de trente ans auparavant pour envisager une adaptation au Comique.
La thèse de Lacouture est toute simple et consiste à souligner avec netteté les différences d’approche de Mérimée et de Bizet dans le ciselage du portrait de Carmen : la nouvelle est sombre, son héroïne crépusculaire résignée à marcher vers la mort inéluctable. Avec Meilhac, Halévy et du Locle, Bizet injecte une énergie vitale phénoménale et une lumière éclatante. Carmen devient une révoltée qui est libérée par le destin qu’elle se choisit en toute liberté. Sol y sombra, comme il le dit lui-même.
Une fois ceci exposé et plutôt bien, le lecteur reste malheureusement sur sa faim, comme si Lacouture s’était arrêté trop vite après avoir trouvé son idée. Pourquoi Carmen, l’opéra, est-il éclaboussé de soleil ? Est-ce un choix lié à la musique ? Quel rôle Bizet a-t-il joué dans cette orientation, par rapport à ses librettistes ? L’importance de la liberté, de l’individualité de Carmen la révoltée est-elle liée aux opinions politiques, résolument républicaines, de Bizet ? Plusieurs hypothèses pouvaient à coup sûr être avancées et, sur un plan musical, il était possible d’aller chercher dans la partition des illustrations de cette lumière. On aurait aussi aimé que Lacouture fouille et nous dise celles qui, selon lui, dans l’histoire des Carmen, expriment le mieux les intentions du compositeur, vocalement et scéniquement. Quant à l’immense succès mondial de Carmen, que Bizet ne verra pas, Jean Lacouture ne nous donne pas sa clef de lecture. Dommage.
Au total, cet ouvrage sans prétention se lit agréablement car l’auteur connaît son métier. Son allant et son style font oublier certaines répétitions qui auraient pu être éliminées avec une relecture plus vigilante (la-gitane-rencontrée-par-Mérimée-sur-les-quais-du-Guadalquivir… revient au moins une demi-douzaine de fois). Avant les prochaines Carmen prévues en cette saison 2011-2012, à Gand, Lyon, Massy, Anvers ou Bâle par exemple, le spectateur tirera profit et plaisir de sa lecture.