S’il n’a écrit aucun texte destiné à la publication (hormis un célèbre réquisitoire contre Célibidache signé… Toscanini), Carlos Kleiber aurait, à en croire Anne-Sofie von Otter (Diapason, n°517), entretenu une correspondance suivie avec plusieurs musiciens. Charles Barber, actuellement directeur artistique de l’opéra de Vancouver, fut l’un d’entre eux.
Le 25 janvier 1989, Barber, apprenti chef d’orchestre frais émoulu de Stanford, envoie une première lettre à Kleiber, espérant devenir son élève ou assistant – faveur naturellement refusée. Bientôt, en échange d’enregistrements VHS d’innombrables légendes de la direction postées à son illustre correspondant, les échanges deviennent réguliers et l’amitié, à distance, manifestement sincère.
Structuré en deux parties, l’ouvrage revient d’abord sur la vie du héros. Pas de grande rigueur sous la plume de Barber (ni de psychologie de comptoir, lorsqu’il s’agit d’évoquer le rapport au père), mais une hagiographie émaillée d’un grand nombre d’anecdotes glanées auprès des plus proches collaborateurs du maestro. A cette mise en bouche, succède ladite correspondance, savoureuse, amputée des passages les plus personnels. Les commentaires (piquants ou admiratifs) sur les vidéos des illustres collègues, la préparation méticuleuse de chaque exécution, les annotations dont il fait truffer les parties de chaque pupitre, son admiration pour Emily Dickinson, etc. : l’homme apparaît ici dans tout ce qu’il a d’attachant, de brillant, d’intellectuellement stimulant, jusque dans la blague potache. Car le tout est enrobé d’une bonne dose d’humour et de calembours alla Kleiber – ce qui rend ce livre proprement intraduisible et inaccessible à qui ne maîtrise pas les subtilités de l’anglais, sa langue maternelle –, que son penpal lui rend bien…
Peu importe si le fantôme de l’ami Carlos vient hanter la conscience de Barber, la « trahison » apparaîtra comme inestimable à tout ce que le monde compte de « kleibermaniaques ». Tant pis aussi pour le prix élevé du livre. Foi de mélomane, on trouvera peu de façon aussi délicieuse de se ruiner.