Quelques années avant le centenaire de sa mort (en 2021), le Palazzetto Bru Zane a choisi de mettre Saint-Saëns à l’honneur : des concerts, des spectacles, mais aussi des publications savantes, partagées avec les éditions Actes Sud Après sa correspondance avec Jacques Rouché éditée par Marie-Gabrielle Soret, volume dont nous avons rendu compte il y a quelques mois, voici un nouvel ouvrage, d’un genre bien différent, qui aborde le compositeur par le biais de son rapport avec les pays étrangers. On a souvent glosé sur l’inspiration orientaliste de Saint-Saëns, mais ce n’est pas exactement sur ce thème que revient Stéphane Leteuré : ce qui l’intéresse, c’est l’aspect politique de la musique, afin de « contribuer à l’émergence d’une géomusicologie historique attachée à la notion de territorialité et qui invite à s’interroger sur les enjeux posés par cette sensibilité de l’ailleurs chez l’artiste musicien ».
D’abord, les tournées entreprises par le compositeur-pianiste s’inscrivent dans une mission non-officielle de valorisation de la musique française, contre la montée inquiétante des répertoires allemand et italien. Précisément, le wagnérisme est un mouvement planétaire dans lequel Saint-Saëns parut d’abord s’inscrire (il était même pressenti par Louis II de Bavière pour diriger la création de L’Or du Rhin), avant un brusque virage pris en 1885 avec son essai Harmonie et mélodie, qui fait de lui « le porte-étendard de l’antiwagnérisme […] pour des raisons esthétiques secondées par des motifs politiques »
Quant à l’inévitable orientalisme, Stéphane Leteuré y voit surtout de l’éclectisme, et il rappelle que, s’il emprunte bel et bien des mélodies et des harmonies un peu partout, « Saint-Saëns travaille en Algérie des œuvres qui ne portent aucune trace de l’Orient […] Le séjour oriental sert davantage à parfaire des marches, sonates et fugues plus révélatrices de la nécessité de s’isoler que du besoin de s’approvisionner à la source orientale ». En fait, dans l’Orient compliqué, le compositeur débarque avec des idées simples, des clichés au service de l’idéologie colonialiste dont il se fait le propagandiste malgré lui. Les séjours de Saint-Saëns en Algérie sont autant de « perfusions culturelles » qui « exorcisent le spectre d’un engloutissement des colons dans la société musulmane ».
Par-delà l’exposé de ces théories souvent intéressantes, le volume aurait gagné à être relu de plus près par l’éditeur. D’abord pour corriger un certain nombre de bizarreries d’expression qui confinent au contresens (« préservé par les affres », p. 96, n’aurait-il pas été avantageusement remplacé par « préservé des » ou « épargné par » ?). Ensuite, pour éliminer des scories qui compromettent le sérieux de l’ouvrage : que dans un poème rendant hommage à divers compositeurs, « Carmen » soit réduit à la seule syllabe « Car » en fin de vers, perdant la rime avec « hymen » (p. 88), c’est dommage, mais soit ; que « Livret de Louis Gallet » figure dans la colonne « Procédés musicaux orientalisants » d’un tableau sur les partitions orientalistes de Saint-Saëns, c’est un peu maladroit (p. 89). Il paraît en revanche plus regrettable de dire à propos de Béatrice donnée à l’été 1916 à Buenos-Aires « Sans doute s’agit-il de Béatrice et Bénédict de Berlioz » (p. 56), alors que la lettre citée juste après indique clairement qu’il s’agit d’une œuvre de Messager et qu’une rapide recherche sur Internet confirme que son opéra Béatrice, créé à Monte-Carlo en 1914 fut bel et bien donné en Argentine et au Brésil deux ans plus tard…