En ce temps-là, on ne se battait pas pour les cloisons du Palais Garnier, mais autour de la suppression des loges sur scène (la veuve de l’architecte écrit en 1916 au rédacteur en chef du Figaro : « On ose s’attaquer à la belle œuvre de Charles Garnier, sans crainte de détruire cette admirable acoustique, sans se soucier non plus de l’art avec lequel la salle a été reliée à la scène par ces loges »…). En ce temps-là, on complimentait le directeur de l’Opéra de Paris lorsqu’il résistait aux grévistes (« Il n’est pas besoin de vous dire combien j’admire votre fermeté dans cette absurde grève qui prive Paris de son plus bel ornement ! »). En ce temps-là, les compositeurs vivants luttaient pour faire modifier le décor « absurde » du cinquième acte de leur opéra lorsqu’il était repris par l’Académie nationale de musique. En ce temps-là, les stars idolâtrées par le public parisien s’appelaient Marie Delna ou Ketty Lapeyrette, Mattia Battistini ou Paul Franz.
Ce temps-là, ce sont les deux premières décennies du XXe siècle, l’époque où Jacques Rouché (1862-1957), après avoir dirigé pendant trois ans le Théâtre des Arts (aujourd’hui Hébertot), fut nommé directeur de l’Opéra de Paris à partir du 1er janvier 1915, même si les spectacles interrompus par la guerre ne reprirent que fin décembre 1915, ou plus sérieusement en mai 1916. C’est ce temps-là que nous révèlent les cent soixante et une lettres réunies dans le volume de correspondance entre Rouché et Camille Saint-Saëns, et excellement annotées et présentées par Marie-Gabrielle Soret (son Introduction est complétée par de précieux appendices, tableaux chronologiques, bibliographie et index).
Déçu par la faillite de Gabriel Astruc à la tête du Théâtre des Champs-Elysées, qui avait prévu de monter Ascanio et Etienne Marcel, Saint-Saëns accueillit avec joie l’arrivée à l’Opéra d’un directeur prêt à l’écouter, même s’il lui fallut attendre 1917 pour que Henry VIII soit redonné, 1919 pour Hélène ou 1921 pour Ascanio. En effet, alors qu’il donnait encore des concerts à un rythme soutenu malgré ses quatre-vingts ans, le compositeur voyait approcher avec crainte l’époque où il ne pourrait plus arrondir ses revenus en se produisant comme pianiste et où il devrait compter uniquement sur les droits perçus grâce aux représentations de ses ouvrages. D’où sa volonté de se battre pour des opéras aujourd’hui assez oubliés, comme Hélène, son « idée fixe », œuvre d’une heure qu’il ne cesse de recommander à Rouché comme idéale pour compléter une soirée trop courte, ou Phryné, jadis créé par Sybil Sanderson à l’Opéra-Comique, et dont il prétend n’avoir jamais « rien fait de mieux que le second acte ».
Il faut bien dire qu’au tournant des années 1920, Saint-Saëns faisait un peu figure de vieille barbe ou, plus aimablement dit, de mémoire vivante de l’opéra. Pour avoir entendu ces œuvres par leurs créateurs, ou presque, il pouvait se vanter de détenir des secrets sur l’interprétation des Huguenots ou de Guillaume Tell (« Il est odieux d’entendre, dans ‘O Mathilde, idole de mon cœur’, éclater un trombone là où l’auteur avait misun violoncelle »). A la demande de Rouché, il examina la partition des Troyens et proposa des coupes, car « Berlioz n’entendait rien au mécanisme des voix ». Au fil de ces lettres, qui font revivre les enjeux du milieu lyrique parisien d’il y a un siècle, on s’amuse d’entendre, par l’intermédiaire de l’écrit, ce qui semble avoir été la voix de Saint-Saëns. On relève entre autres les idées un peu contradictoires qu’il avait sur le physique des chanteurs. Il affirme d’une part : « A l’Opéra le côté musical prime tout. Duprez était affreux, Caruso n’est pas beau non plus, et l’on s’en accommodait, et l’on s’en accommode ! » Mais il consacre ensuite beaucoup de temps à trouver le ténor ayant le physique idéal pour Pâris dans Hélène, le baryton qui ait la haute stature du vrai François Ier pour Ascanio. Et qui oserait encore écrire aujourd’hui, d’une artiste alors aussi cotée que Mary Garden, « elle n’a pas plus de voix que de tétons, et son accent m’horripile » ?