Brahms avait entendu maintes fois la clarinette de Richard Mühlfeld dans l’orchestre de Meiningen, mais c’est en 1891 que ses sonorités réveillèrent en lui une envie d’écrire qui s’était assoupie. Lui qui croyait avoir mis un point final à son œuvre avec son second quintette à cordes op. 111 et n’avoir plus rien à dire (il avait cinquante-sept ans…) se fit violence et composa l’été 1891 un trio op. 114 et un quintette op. 115 avec clarinette, qui lancèrent sa dernière période, et l’on connait la suite, les opus 116 à 119, ces dix-sept pièces dont les plus grands pianistes explorent depuis lors les richesses inépuisables.
Mais, selon le mot de Brigitte François-Sappey dans son très beau Johannes Brahms, Chemins vers l’Absolu (Fayard, 2018), il restait quelque chose à dire…. Et ce furent, avant les testamentaires Quatre chants sérieux op. 121, ultimes notes qu’il allait tracer, les deux sonates op. 120 qu’à nouveau la clarinette de Richard Mühlfeld lui inspira.
En villégiature
Les deux sonates furent écrites l’été 1894 au premier étage de la maison de Frau Gruber à Ischl, où Brahms passait sa villégiature. « Le matin, vers onze heures et demie, un de ses amis venait le chercher. Peu après, il descendait et se dirigeait vers l’Hôtel Kaiserin Elisabeth. Entre deux et trois heures, il faisait son apparition sur la promenade, le long de la rivière. Il s’arrêtait au café Walter, s’asseyait à la terrasse sous les arbres où on lui apportait aussitôt un café et les journaux. Il restait là une bonne heure, quelquefois davantage quand les amis venaient l’un après l’autre, s’installer jusqu’à former un groupe d’une douzaine de personnes. A ce moment, Walter était non seulement le rendez-vous des amis personnels de Brahms, mais aussi celui de tous les amateurs de musique qui, ne le connaissant pas, savaient qu’ils pouvaient facilement l’y apercevoir. Il apportait beaucoup de soin à rendre leur salut à ses connaissances qui passaient sur la promenade ; mais sa vigilante politesse et sa myopie conjuguées l’amenaient souvent à se tromper et à saluer des gens qu’il ne connaissait pas du tout… En quittant Walter, il se rendait généralement chez l’un de ses amis, le plus souvent chez Johann Strauss… Il connaissait tous les enfants du voisinage, et était bien connu d’eux. Quand il partait en promenade dans la campagne, il remplissait ses poches de bonbons, d’images, et s’amusait de la bousculade de tout ce petit peuple nu-pieds qui connaissait ses itinéraires favoris et courait derrière lui pour partager le butin. » (Florence May, citée par Claude Rostand).
Ces Sonates « que j’aimerais tant faire entendre à Mme Schumann »
SI les deux sonates furent inspirées par la clarinette, Brahms prit bien la précaution de préciser qu’on pouvait les jouer à l’alto, lui qui dans ses relations avec ses éditeurs s’était toujours préoccupé que fussent fournies des transcriptions de ses compositions pour toutes sortes de combinaisons instrumentales. Et il écrit le 14 octobre 1894 à son vieil ami le violoniste (et altiste) Joseph Joachim : « Si, dans le courant de l’hiver, tu viens à Francfort, fais-le moi savoir. Je m’y rendrai alors aussi, inviterai Mühlfeld à se joindre à nous ou alors emporterai une partie d’alto pour les deux sonates pour clarinette que j’aimerais tant faire entendre à Mme Schumann. Ces deux œuvres ne gêneraient pas notre confort et ce serait beau ! » (Brahms par ses lettres, Actes Sud, 2017).
C’est donc la version pour alto qu’ont choisie Antoine Tamestit et Cédric Tiberghien, l’un sur un Stradivarius de 1672, le « Mahler », premier alto du maître de Crémone, l’autre sur un somptueux piano Bechstein de 1899.
Une lumière dorée
Des sept mouvements des deux sonates, le premier est le plus élaboré. Il en va souvent ainsi chez Brahms, qui, une fois franchi ce savant portique, semble se sentir allégé. Une structure complexe donc (une suave introduction de 24 mesures au thème immédiatement gravé dans la mémoire, une exposition où défilent pas moins de six thèmes, un développement appuyé sur le thème de l’introduction, une réexposition où reviennent les six thèmes…), mais le plus important, c’est le climat effusif du dialogue entre alto et piano, entre des passages ardents sur de roboratives batteries d’accords charnus du piano, et de lyriques émois où les cordes graves du Bechstein font un arrière-plan d’arpèges voluptueux au chant profond et tendre de l’alto.
Contemplatif et aérien, l’Andante un poco Adagio (délicieuse indication) semble en suspens, dans sa parfaite simplicité. Tiberghien s’autorise des pianissimos impalpables, liquides. Tamestit caresse les cordes, laisse chanter le bois de son Stradivarius. Jusqu’à ce que la musique se dissolve comme un songe, comme une fumée. Le troisième mouvement, capricieux, alterne les grâces d’une danse à la ville avec les robustesses d’une danse à la campagne, à la Renoir, jusqu’au Finale vivace, piquant et allusif, qui semble musarder et virevolter d’un thème à l’autre, comme un marcheur qui rêvasserait et se laisserait emporter par ses idées. Fantaisie et légèreté aérienne des deux musiciens.
Fin de siècle
La seconde sonate, très charmeuse et fin de siècle, commence sentimentale sous l’archet ondoyant, serpentin, de Tamestit auquel le Bechstein répond par de belles profondeurs dorées. Allegro décidément très amabile… On pourrait se croire dans un monde proche de l’esprit de Saint-Saëns ou du jeune Fauré. Les guirlandes d’accord de Tiberghien, son toucher de coloriste, son élégante discrétion font merveille… Musique qu’on dirait de ville d’eaux (tant aimées de Brahms), très terrasse à Baden-Baden, grâces exquises, courbes féminines, à la Loïe Fuller, charme prenant, mélancolie secrète. Le bel aujourd’hui sera demain le temps perdu…. Arrête-toi, instant, tu es si beau ! dit Faust…
Non moins irrésistiblement séducteur, l’Allegro appassionato central en mi bémol mineur. C’est tout un monde sonore qui monte des nobles basses, jamais dures, du piano, aux couleurs fauves, et des arpèges cuivrés de la main droite. Sur ce tapis, les arabesques de l’alto passent comme des flammes mordorées. Accord total entre les deux palettes sonores. Equilibre idéal. Aucun des deux instruments ne domine l’autre.
L’Andante con moto final est un thème et variations, en mi bémol mineur aussi. L’alto expose le thème, le piano lui répond. Là encore, le temps suspend son vol, à la Schubert. C’est Bad Ischl – les sonates y furent composées, mais aussi créées par Mühlfeld et lui –, où Brahms flânerait le soir, cigare au vent, mains dans le dos. Musique qui s’accorde le droit de musarder en un intime consentement à l’heure qui passe, caressante et légère comme l’archet de Tamestit.
Deux petites pièces complètent ce programme enjôleur : la transcription du Nachtigall op. 97/1, tendre mélodie très aimée des sopranos, et celle du Wiegenlied, cette berceuse qui a endormi des générations d’enfants.
Mais ce qui attise surtout la curiosité, c’est d’entendre le grand Matthias Goerne dans les deux Lieder op. 91 avec accompagnement d’alto, que nos chanteuses préférées (et même les autres) ont interprétées. Comment oublier Kathleen Ferrier, Marian Anderson, Christa Ludwig, Nan Merriman, Maureen Forrester, Janet Baker, Jessye Norman, Brigitte Fassbaender, Jard van Nes…
Une altière beauté
On sera touché d’entendre Matthias Goerne maîtriser sa voix considérable pour l’amener à l’intimité de « Gestillte Sehnsucht » (Nostalgie apaisée) op. 91/1, évocation d’un crépuscule doré (« goldnen Abendschein »), et à ne pas faire fuir les petits oiseaux (« Vöglein ») dont on entend les voix douces (« leise Stimme »). La sienne retrouvera ses accents les plus tragiques (et ses décibels…) pour dire l’angoisse des vers centraux (« Ihr Wünsche… /Du Sehnen…/ Wann ruhest du, Wann schlummerst du ? » (« Vous, les désirs…/ Toi, la nostalgie…, / Quand trouverez-vous le repos, quand dormirez-vous ?»), avant de revenir à la confidence jusqu’à la fin du texte de Friedrich Rückhert, et à de sensibles demi-teintes.
Brahms écrivit ce lied en 1884 en entrelaçant les deux voix d’alto, effet que l’on perd évidemment dans cette lecture par une puissante et magnifique voix de baryton-basse, mais quelle douceur conquise dans les derniers mots, où s’exprime l’utopie d’une sérénité enfin atteinte.
L’autre mélodie avec alto, « Geistliches Wiegenlied » (Berceuse spirituelle) op. 91/2, Brahms l’avait écrite vingt ans plus tôt, pour saluer la naissance de son filleul Johannes, fils d’Amalie et Joseph Joachim. Sur un texte de Lope de Vega traduit par Emanuel Geibel, c’est très symboliquement que Brahms fusionne la voix maternelle (Amalie était chanteuse) et la voix masculine (l’alto de Joseph). L’alto reprend un vieux cantique populaire Joseph, lieber Joseph mein, et Brahms unit trois inspirations : sacrée, populaire et savante.
Là encore, la voix de Matthias Goerne ira de demi-teintes fondantes à de puissants éclats, selon qu’elle évoquera le sommeil de l’enfant ou ses souffrances terrestres.
Il va sans dire que, dans l’une et l’autre mélodie, on est très loin des interprétations féminines envoûtantes évoquées plus haut. C’est un autre univers sensible et vocal, mais on ne peut que s’incliner devant l’austère et altière beauté de ce que Matthias Goerne donne ici à entendre.