On était ravi de voir que Sony avait inclus Bomarzo dans sa récente vague de rééditions. L’opéra est l’œuvre du compositeur argentin Alberto Ginastera (dont nous fêtons le centenaire cette année), et il s’agit pour le moins d’une rareté, puisque cet enregistrement est le seul disponible dans le commerce. L’opéra créé à Washington en 1967 et longtemps interdit en Argentine à cause de son sujet sulfureux, n’a été repris que quelques fois depuis, notamment à l’ENO et à l’Opéra de Strasbourg.
On se réjouissait encore plus, parce qu’un rapide coup d’œil sur le contenu du livret montrait qu’il avait tout pour plaire. Bomarzo, nom d’une petite ville d’Italie, relate la vie de l’excentrique mécène italien du XVIe siècle Pier Francesco Orsini, connu pour s’y être fait construire un parc aux sculptures monstrueuses et installations surréalistes. L’écrivain Manuel Mujica Láinez ne s’inspire cependant que très librement des faits historiques, teintant son (très beau !) texte de magie noire, de psychanalyse, de rites érotiques et sataniques et de questionnements existentialistes. Pier Francesco s’apprête à boire un élixir d’immortalité concocté par son astrologue Silvio. Or, le breuvage est empoisonné par son neveu Nicolas, qui veut se venger de l’assassinat de son père. Dans un ultime délire, Pier Francesco revoit toute sa vie défiler : ses traumatismes d’enfance, ses échecs amoureux, son mariage malheureux, les présages de sa morts. Une fois que le poison a fait effet, Pier Francesco s’effondre et meurt. Découpé en deux actes et quinze tableaux (reliés par des interludes), l’histoire est donc racontée de manière cyclique, idée que Ginastera reprendra dans l’organisation de son matériau musical.
La troisième raison de se réjouir venait de la redécouverte de la musique du compositeur, très peu jouée en France. Si quelques espagnolades de jeunesse telles que ses Danzas argentinas commencent à se faire connaître, la musique de la maturité n’a pas encore traversé l’Atlantique. L’utilisation de techniques sérielles, de micro-intervalles et d’un Sprechgesang passager pour les chanteurs peut faire penser à Aribert Reimann (qui serait alors anticipé), mais ce sont surtout les techniques aléatoires qui foisonnent dans la partition : hauteurs indéterminées, improvisation, mélange de strates à différentes vitesses, élasticité du tempo etc. Les textures utilisées par le compositeur sont ainsi très efficaces : elles nous plongent immédiatement dans l’univers noir, fourmillant et inquiétant que s’est forgé Pier Francesco afin d’échapper à son destin. Si tout n’est pas extraordinaire chez Ginastera (son utilisation de la série est très classique, un peu datée) et que certaines scènes nous paraissent presque longues, on trouve cependant quelques traits de véritable génie, à l’instar de la « Pantomime du squelette à la couronne de roses » et ses terrifiants coups de hyōshigi, ou du onzième interlude qui fait résonner le cri de Pier Francesco au quatre coins de l’orchestre et du choeur.
Cet enregistrement commercialisé en 1968 doit cependant son seul mérite au fait qu’il soit l’unique disponible. On se rend compte en effet à quel point un manque de temps et de travail peut transformer une attendue résurrection en une œuvre moribonde et exsangue. Tout y est placé sous le signe de l’approximatif, chose que la musique contemporaine tolère encore moins que toute autre. L’orchestre de la Opera Society of Washington (pourtant commanditaire de l’oeuvre), placé sous la direction pâteuse de Julius Rudel accuse ainsi de sévères décalages avec le plateau (parfois plusieurs temps !), et on ne compte plus les erreurs de déchiffrage et d’intonation (cela vaut aussi pour les chanteurs). Cela n’aurait pas été aussi grave, si l’enregistrement avait été effectué dans autre chose que ce qui semble être une cabine téléphonique : tout est sec et dur, et la palette des nuances est écrasée par les micros, allant donc du mezzo-piano au mezzo-forte. Le soin apporté par Rudel aux textures est ainsi réduit à néant, puisque l’on entend aussi bien les pages qui se tournent que les chaises qui grinçent. Autre détail pratique: si l’auditeur veut réécouter ce qu’il vient d’entendre, il lui suffit de prêter l’oreille au faible mais perceptible écho d’une ou deux secondes, omniprésent et certain de gâcher les moments de silence. Enfin, une mention spéciale doit aller au joueur de viola d’amore, qui a manifestement appris à jouer de son instrument la veille de l’enregistrement.
Le plateau permet-il de rattraper l’orchestre? A peine. Certaines voix méritent une mention : le Maerbale chantant et poétique du baryton Brent Ellis ou, dans un autre registre, l’alto riche et sombre de Claramae Turner qui incarne l’ancestrale Diana Orsini. Le soprano d’Isabel Penagos en Julia Farnese n’est pas non plus dénué de beauté ni de sensualité. Quant à Salvador Novoa, ténor dans le rôle de Pier Francesco, le bilan est aussi mitigé. Certains passages sont profondément touchants et musicalement bien sentis. Néanmoins, la tessiture aiguë est pénible et le timbre n’est pas toujours plaisant. L’astrologue Silvio de Narni est interprété par un Richard Torigi qui arrive souvent à bout de souffle, mais qui assure à la fois quelques moments de noirceur que l’on savoure avec délectation. On passera en revanche sur le mezzo en lambeaux de Joanna Simon (Pantasilea) et sur le Girolamo braillard de Robert Gregori. La seule véritable voix pure et claire est celle de David Prather en Enfant berger qui interprète deux comptines très poétiques au début et à la fin de l’opéra.
Le choeur de la Opera Society of Washington se débrouille assez bien, notamment dans les textures aléatoires de la partition, même si la prise de son vient ruiner la résonance de groupe nécessaire à la réussite de certains passages.
La réédition de cet enregistrement est à double face. D’un côté, elle est le symbole de ce fléau qui frappe les œuvres rares: la négligence. En effet, pourquoi apporter du soin à ce CD quand on sait que personne ne l’écoutera ? On devrait déjà s’estimer heureux de pouvoir en profiter, si bâclé soit-il. De l’autre côté, elle peut attirer l’attention de metteurs en scène, chefs et directeurs de programmation. C’est ainsi qu’une première tentative d’exhumation aura lieu en 2017 au Teatro Real de Madrid, avec rien de moins que Pierre Audi à la régie. Peut-être une l’occasion d’effectuer un enregistrement déçent? Les amateurs de Ginastera attendent donc, impatients, la lente résurrection d’entre les morts de Bomarzo et sa vie dans le monde à venir.