Couplage inédit que cette association Debussy-Mahler, en matière de mélodies en tout cas, justifié par la simultanéité de leur production « de jeunesse ». Presque exactement contemporains, les deux compositeurs ont écrit leurs premiers lieders ou leurs premières mélodies durant la même décennie. La plus ancienne pièce de Debussy ici enregistrée, « Nuit d’étoiles », date de 1880, et c’est entre 1880 et 1883 que Mahler composa les Fünf Lieder qui ouvrent le disque. Seule incursion hors des Lieder aus der Jugendzeit, « Das himmlische Leben », conçu en 1892 et plus tard intégré à la quatrième Symphonie. Pour Debussy, rien de postérieur à 1884 : évidemment, ce programme recoupe en partie le disque Clair de lune de Natalie Dessay, mais en partie seulement : on ne retrouve pas ici les numéros de trapèze volant du genre « Rondel chinois ». Et plusieurs titres de cette époque n’avaient pas été retenus par le tandem Dessay-Cassard : à part « Fête galante », le premier bouquet debussyste du récital de Julie Fuchs n’est qu’à elle ; les plages 16 à 22, en revanche, sont toutes communes avec Dessay, qui en enregistrait certaines en première mondiale, comme « L’Archet ».
Même si la virtuosité dessayenne n’est pas ici le propos, on apprécie que Julie Fuchs ait l’agilité nécessaire pour une aussi réjouissante espagnolade que la « Chanson espagnole », titre qui cache en fait une énième variation sur ces « Filles de Cadix » de Musset qui inspirèrent bien sûr Delibes, mais aussi Pauline Viardot ou Gabriel Pierné, entre autres (à noter que pour ce morceau en duo, Manuel Nuñez Camelino donne la réplique à la soprano). La « Sérénade » fleure un peu l’Ibérie, malgré un poème qui ne convoque qu’Arlequin et Colombine. Inversement, sur deux textes extraits du Don Juan de Tirso de Molina, Mahler compose une « Serenade », lui aussi, et une « Phantasie » qui n’ont rien d’espagnol. Dotée d’un timbre limpide mais non dépourvu de chair ou de couleur, la jeune soprano possède aussi une diction suffisamment précise pour que le texte ne se perde que dans l’extrême aigu (que les vers de Théodore de Banville ne soient pas toujours intelligibles, la perte ne serait pas grande, mais pour le Verlaine de « Clair de lune » ou le Mallarmé d’ « Apparition », ce serait dommage). Son expérience de la scène l’autorise à donner leur juste poids aux mots, en français comme en allemand.
Certaines mélodies sont déjà marquées par une inventivité qui laisse discerner le futur grand compositeur : « Ablösung im Sommer » et « Hans und Grete » préfigure par certains côtés les morceaux les plus guillerets du Knaben Wunderhorn, tandis que les premières mesures de la « Sérénade » de Debussy, ou de « Fête galante », proposent d’audacieux enchaînement de notes que met bien en relief le jeu d’Alphonse Cemin. Voilà un premier disque tout à fait réussi pour celle qui fut désignée « Révélation lyrique de l’année » lors des Victoires de la musique 2012, et il ne fait nul doute que Julie Fuchs pourra très bientôt s’attaquer à des œuvres plus exigeantes.