Cette soirée du 15 février 1958, proposée par Sony Classical dans sa série TheMetropolitanOpera1, est mémorable à plus d’un titre : si La Bohème fait partie des opéras les plus représentés au Met, ses exécutions ne sont pas toutes inoubliables, loin s’en faut. Celle-ci l’est indiscutablement : brochette de solistes de premier plan, présence de troupiers de grande qualité, orchestre et chœur particulièrement inspirés sous la baguette passionnée de Thomas Schippers.
Carlo Bergonzi incarne ici Rodolfo : sa deuxième saison à New York, après ses débuts dans Radamès, saison 1956-1957, fait de lui – lui le ténor verdien par excellence – l’un des favoris du public, et il ne déçoit pas. La somptuosité du timbre, la richesse harmonique de la voix et sa palette expressive en font un poète irrésistible. Son « Che gelida manina » est enlevé avec un élan et une chaleur communicative : le medium est charnu et à ce stade de sa carrière, l’aigu triomphant. Au cours de la représentation, on ressent un engagement émotionnel de la part d’un artiste qui n’a pourtant jamais brillé par l’insolence de son jeu scénique. Jusqu’aux dernières mesures du 4e acte, Carlo Bergonzi nous séduit, autant par la classe innée de son chant, que par son parfait phrasé et le contrôle abouti de la ligne.
Sa Mimì est Licia Albanese, un pilier du Met, qui célèbre ici sa 18e saison, après ses débuts dans le rôle-titre de Madama Butterfly en 1940. Artiste intègre et extrêmement populaire à New York, le soprano jouit d’un immense capital de sympathie. Ses caractérisations d’héroïnes pucciniennes servent désormais de références en matière d’interprétation. Si on peut ne pas apprécier le timbre prématurément vieilli de l’artiste ou son émission « à l’ancienne », son engagement force l’admiration. Dès son entrée en scène, on ressent cette indéniable présence, ce frémissement et cette capacité inouïe à restituer le phrasé. avec une diction et un pathos confondants. Son « Sì, mi chiamano Mimí » est une leçon de style et Licia Albanese investit son personnage à un tel point que d’acte en acte, on vit le drame à ses côtés, jusqu’au poignant « Sono andati ? » culminant au dernier acte. Cet ultime murmure couronne certainement la magistrale interprétation d’une grande dame de l’art lyrique en qui résonne le credo : « prima le parole, poi la musica. »
Autres agréables surprises : le Marcello de Mario Sereni et la Musetta de Laurel Hurley. Le premier insuffle à son personnage une belle intensité, grâce à sa voix chaleureuse et à un style consommé. Si Laurel Hurley est méconnue en Europe, elle jouit en revanche d’une bonne notoriété aux Etats-Unis : voix magnifiquement timbrée, habilement conduite, elle campe une Musetta coquine et enjouée, mais éloignée des sempiternels clichés et de la vulgarité collant souvent à la peau du personnage.
Le reste de la distribution est de fort bonne tenue, en parfaite adéquation avec la mosaïque de caractères opposés exigés par le compositeur. Cette réussite ne pourrait être totale sans la direction d’orchestre dynamique du charismatique Thomas Schippers. Autre personnage-clé de la vie musicale new-yorkaise et américaine, ce brillant musicien, fauché en pleine fleur de l’âge à 47 ans, anime et fait briller un orchestre parfois routinier mais qui est ici excellent.
Claude-Pascal PERNA
1 Sony Classical propose, dans sa série TheMetropolitanOpera, des enregistrements publics qui méritent le qualificatif parfois galvaudé d’historique : l’initiative en vaut le détour ! Les archives radiophoniques des Saturday matinée broadcasts regorgent de trésors, témoins privilégiés d’une époque paraissant, à un demi-siècle de nous, révolue.