Cela fait longtemps que l’on n’attend plus grand chose des disques « carte de visite ». Supposés lancer un artiste comme un produit neuf sur le marché, ils sont trop souvent convenus, mal ficelés, musicalement bâclés, dépourvus de personnalité véritable.
C’est peu dire que le disque de Benjamin Bernheim réhabilite l’exercice. Peut-être parce qu’il a eu la sagesse d’attendre que son art se soit frotté à l’exigence des plus grandes scènes, le ténor français offre ici un récital éblouissant. Loin d’être un simple disque de présentation des facettes du chanteur, ce disque porte une ambition artistique véritable : non seulement on l’écoute, mais on le réécoute, et chaque nouvelle audition apporte son lot de détails nouveaux dans le timbre, l’expression, le phrasé. Cet art conscient de soi et de ses moyens n’est pas d’un apprenti, mais d’un jeune maître.
A la tête du Prague Philharmonia, Emmanuel Villaume apporte à ce parcours un soin artisanal de l’accompagnement, tout d’énergie et de finesse. C’est ainsi que ce récital d’airs célèbres devient une galerie de portraits : le ténor ne cherche pas à faire impression, mais à entrer dans la substance des personnages qu’il interprète. Cela peut surprendre dans des tubes absolus comme « De’ miei bollenti spiriti » ou « Che gelida manina », abordés avec une sorte de langueur extatique quand d’autres y mettent une ardeur toute latine, mais le sens qui s’en dégage, le regard, l’évidence dramatique, justifient implacablement le choix de ne pas en faire des morceaux de bravoure. « Quando le sere » de Luisa Miller va au-delà encore : je ne sais pas si l’on entendit jamais une interprétation qui rende autant justice à ce spianato haut tenu où la douceur, la contemplation et le sentiment s’épanouissent sans qu’une seule tension vocale se fasse jour qui entraînât ce lamento verdien vers le vérisme. Pavarotti peut-être.
Dans le répertoire français, c’est plus flagrant encore. Le ciselé du mot et la facilité stupéfiante de la quinte aiguë sont d’un Georges Thill que la modernité aurait débarrassé de certaines afféteries. La « Demeure chaste et pure » est d’ores-et-déjà historique. Le renforcement ou l’effacement du timbre au gré des voyelles, de la ligne, de l’affect, le soupesé du mot… c’est simplement sidérant. Dans Werther comme dans le Faust de Berlioz, même constat : lorsque Benjamin Bernheim chante en français, c’est la langue française qui chante. Tant de liberté avec tant d’évidence, voila le grand art.
A quoi bon passer en revue toutes les splendeurs musicales que ce récital nous réserve ? On en oublierait, et d’autres se révéleront à l’usage ; et puis, on s’en voudrait surtout de réduire à une série de leçons, si admirables soient-elles, un disque qui, d’abord, distille un bonheur du chant aussi contagieux que rare.