Salué par la critique, accueilli favorablement par le public, qualifié ici-même par Sylvain Fort de « si-dé-rant »… C’est peu dire du succès rencontré par le premier album de Benjamin Bernheim. Le coup d’essai a eu valeur de coup de maître. Restait à le transformer, renouveler un propos qui, se démarquant du programme précédent, éviterait la laborieuse succession des standards du répertoire et contiendrait cependant une poignée de titres connus susceptibles de retenir l’attention d’un public moins initié.
Une coopération avec le Palazzetto Bru Zane a aidé à surmonter l’obstacle. Sous l’intitulé de « Boulevard des Italiens », l’attraction lyrique exercée par Paris au 19e siècle sert de prétexte à un florilège d’airs d’opéras composés en français par des musiciens transalpins : Spontini, Cherubini, Donizetti, Mascagni, Verdi. Exception à la règle : Puccini présent à travers deux airs non écrits originellement dans notre langue mais traduits comme l’imposait alors une tradition qui palliait ainsi l’absence des surtitres aujourd’hui incontournables. Deux grands absents de cette sélection : Rossini et Bellini, pourtant parisiens à leur heure mais dont l’agilité de l’écriture n’est pas la préoccupation première de Benjamin Bernheim. Aux acrobaties étourdissantes et aux notes lancées par-dessus la portée, le ténor préfère les longues lignes courbes qu’il faut tracer d’un seul souffle comme si respirer n’était qu’un détail.
Ainsi dans La Fille du Régiment, ce n’est pas « Pour mon âme » avec ses neuf contre-ut qui a été retenu mais la romance du 2e acte « Pour me rapprocher de Marie », chantée sans perticchini mais transcendée par l’attention constante portée à la prononciation et l’articulation du texte. Quelle diction ! Ce n’est pas un hasard si les affinités entre Benjamin Bernheim et la langue française ont participé au choix du programme. Affaire de goût peut-être, mais il nous semble que le timbre du ténor s’y éploie avec plus d’évidence que dans l’opéra italien.
S’il fallait attribuer une couleur à cette voix souveraine, à l’exemple des voyelles de Rimbaud, alors s’imposerait le bleu. Bleu cobalt, gourd, intense et saturé d’harmoniques dans les deux extraits de Don Carlos – l’air du 1er acte et le duo du 2e où Florian Sempey apporte le contrepoint d’un baryton réconfortant de jeunesse. Le romantisme désespéré de l’Infant n’est pas si souvent traduit avec une telle noblesse.
Bleu outremer pour exprimer la désillusion languide de Fernand dans La Favorite – et l’on pourra, au choix, trouver le contre-ut trop appuyé pour une aria de filiation belcantiste ou, à l’inverse, d’une virilité conquérante propre à rehausser un portrait sinon fade.
Bleu roi – forcément – dans la cavatine de Dom Sébastien lorsque le monarque, abandonné sur le champ de bataille, éprouve la solitude du pouvoir en une superbe cantilène dont la mélancolie n’a d’égal que l’élégance du phrasé.
Bleu encore mais teinté de vert– Verdi oblige – dans Jérusalem, la resucée française d’I Lombardi alla premia crociata, où l’aigu rayonne avant d’adopter en conclusion un compromis entre tête et poitrine d’une ineffable douceur.
Et Bleu indigo, riche et profond, pour l’air des Vêpres siciliennes destiné en 1863 à Pierre-Francois Villaret, à la place de « Ô jour de peine et de souffrance » trop dramatique sans doute pour un chanteur dont on disait que la voix se prêtait merveilleusement aux douces mélodies.
Bleu dans lequel on s’immerge avec encore plus d’intérêt lorsque le programme aborde des rivages moins familiers. Cherubini, Spontini, un primo ottocento a priori dévolu à un ténor de style moins romantique, voire d’opéra-comique. Pourtant, là encore, le chant de Benjamin Bernheim appelle tous les superlatifs – et les métaphores précieuses et bleutées : saphir, lapis-lazulis, turquoise – avec une maîtrise de la demi-teinte, une liberté dans l’usage de la voix mixte qui évite l’écueil d’une caractérisation trop sommaire.
A l’autre extrémité de l’échelle chronologique, Amica, le seul opéra en français de Mascagni, créé à Monte-Carlo en 1905, offre en dépit de son génome vériste l’opportunité d’exposer de nouveau un camaïeu de bleu d’une subtilité remarquable. Benjamin Bernheim n’est pas de ces ténors à chanter main sur le cœur à gorge déployée. Les amateurs d’éclats sauvages pourront lui reprocher sa tempérance qui nous apparaît au contraire caractéristique du chant français, où l’intelligence prévaut sur l’instinct.
Moins essentiels, les deux airs de Puccini, traduits donc, font figure de curiosité.
Chef français à la tête d’un ensemble italien, conformément à l’esprit du programme, Frédéric Chaslin conduit avec tout le ménagement possible un Orchestra del Teatro Comunale di Bologna que l’on aimerait parfois davantage bousculé pour stimuler le plaisir que l’on éprouve à contempler cet admirable azur.