« Mané, Thécel, Pharès », écrivit la main de Dieu sur le mur lors du festin du roi de Babylone Balthazar, profanateur des vases sacrés du temple de Jérusalem, et le prophète Daniel interpréta ainsi ces trois mots : « Tes jours sont comptés, tu ne pèses guère dans la balance, et ton royaume sera divisé ». Pour mettre en scène la dernière collaboration de Haendel avec celui que d’aucuns considèrent comme son Da Ponte ou son Hofmannsthal – Charles Jennens avait déjà collaboré avec le compositeur pour Saul, pour Israel in Egypt (probablement), pour L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato et pour Le Messie –, Christoph Nel semble lui aussi avoir tout « compté, pesé et divisé ». Il sait animer les récitatifs et les da capo, notamment en maintenant presque toute la distribution constamment en scène, on ne s’ennuie jamais, mais un certain minimalisme esthétique est ici de règle. De fait, comment représenter de manière adéquate ces événements (scènes de guerres, manifestations surnaturelles) que la formule de l’oratorio permettait précisément d’évoquer sans jamais devoir les montrer ? Notre époque, friande d’opéra haendelien, impose la visualisation de partitions qui n’ont pas été conçues pour cela ; dès lors, il faut bien négocier avec les données de ce qui ne devait faire théâtre que dans l’esprit des auditeurs. A moins d’oser la transposition radicale, et de pouvoir réussir ce coup de bluff comme l’a fait Claus Guth dans son extraordinaire Messie de Vienne.
Roland Aeschlimann a souvent collaboré avec Christoph Nel. De ce scénographe réputé et, depuis peu, metteur en scène (La Damnation de Faust à Bruxelles, Parsifal à Genève), on connaît le goût pour les formes géométriques et les grandes plages de couleur vive. On retrouve ici le « bleu Aeschlimann », qui n’a d’ordinaire rien à envier au bleu Klein en termes de luminosité (voir l’Orfeo monté par Trisha Brown ou le Tristan de Glyndebourne), mais les éclairages presque uniformément crépusculaires d’Olaf Freese lui retirent une grande partie de son impact : seul l’usage des « poursuites » arrache les protagonistes à cette pénombre systématique. Jolie pénombre, du reste, avec ses (sous-)éclairages tantôt rasants, tantôt zénithaux, tantôt frontaux. Quant aux costumes ternes de Bettina Walter, ils sont d’un dépouillement extrême ; la seule excentricité concerne Belshazzar, affublé d’un pantalon dont l’ampleur fait craindre pour sa vie chaque fois qu’il prend appui sur de minuscules pitons pour escalader ou descendre le décor en degrés, et dont la couronne démesurément haute rappelle les accessoires du regietheater à la Willy Decker (sans oublier la hache de bûcheron – dorée, certes – qu’il brandit tout au long des trois actes). Par une coïncidence amusante, l’Indien Bejun Mehta porte, sous une veste rouge vaguement militaire, une longue tunique à la Nehru.
On connaît mieux la haendelienne Rosemary Joshua dans le registre de la gaieté et de la séduction (elle fut une superbe Sémélé et une splendide Poppea dans Agrippina). Sa réincarnation en reine éplorée et mère éprouvée n’en est pas moins convaincante et musicalement admirable, même si elle ressemble plutôt à la grande sœur qu’à la mère de Belshazzar, malgré sa perruque grise. L’exploit n’est pas mince que d’avoir su transformer en bête de scène un Kenneth Tarver dont on a pu apprécier la gaucherie souriante dans Fra Diavolo à l’Opéra-Comique. Face au jeu réaliste des autres protagonistes, Belshazzar s’inscrit dans une autre dimension. Le roi que ses ennemis appellent « the monstrous human beast » apparaît comme un être étrange, irréel : poses figées de danseur, yeux exorbités comme un acteur de cinéma muet, attitudes démonstratives, déhanchements suggestifs et mimiques inquiétantes. Bien avant d’avoir un seul mot à chanter, il arpente la scène et vient embrasser à pleine bouche les choristes hommes et femmes pour indiquer le vice qu’il incarne. Le personnage fascine incontestablement, mais existe beaucoup moins dès que l’on ferme les yeux : ce n’est pas par son expressivité que brille cette voix jeune et agile.
Alors que notre confrère Maurice Salles la jugeait « tout ensemble présente et absente » lors de la reprise récente du spectacle à Toulouse, Kristina Hammarström en 2008 semble surtout transparente, et peine à incarner un Daniel convaincant, susceptible de faire le poids face aux tempéraments qui l’entourent ; c’est moins la chanteuse qui est en cause que l’actrice, qu’à aucun moment on ne sent habitée par son rôle de prophète, comme pouvait l’être l’inoubliable Lorraine Hunt dans le même répertoire.
Partagé entre l’affliction et le désir de vengeance, Gobryas est un peu l’homologue mâle de la Cornelia de Giulio Cesare, et Neal Davies en est l’interprète émouvant. Cyrus est en revanche un personnage bien plus mûr que Sesto, d’une tout autre carrure, et Bejun Mehta lui rend pleinement justice. Jamais à court de virtuosité, il sait aussi déclamer son texte, et il est avec Rosemary Joshua le seul à véritablement donner un sens aux mots qu’il prononce.
En scène d’un bout à l’autre du spectacle, les choristes du RIAS Kammerchor – et les six excellents solistes anglophones qui les accompagnent – ont la lourde tâche d’incarner tantôt les compagnons de débauche de Balthazar, tantôt les Hébreux entourant Daniel, tantôt l’armée de Cyrus. Le passage des uns aux autres n’étant matérialisé que par un changement de costume minimal (quelques-uns troquent leur couronne de pampres contre un bandeau rouge ou un calot gris), c’est à leurs attitudes qu’il revient d’exprimer l’appartenance à un groupe : Babyloniens paillards et avachis, ils deviennent en un instant des Juifs accablés et fervents, ou des Perses vifs et belliqueux.
Maître d’œuvre, René Jacobs dirige une musique qui n’a plus de secrets pour lui. Depuis son Flavio sorti en 1990, on connaît la vigueur de ses choix interprétatifs, notamment l’âpreté des cordes, dont les traits accompagnant l’apparition des mots fatidiques sont ici autant de morsures stridentes qui font quasiment de Haendel un précurseur du Bernard Hermann de Psychose ! Bref, l’oreille est plutôt à la fête, l’œil un peu moins, mais ce Belshazzar reste une version éminemment recommandable de l’œuvre, et la seule en DVD.
Laurent Bury