Dans les années 1950, on n’y allait pas par quatre chemins : un siècle auparavant, Marx avait inventé les « social-traîtres », et Boulez dénonçait, lui, ce qu’on pourrait appeler les « sérial-traîtres ». Alors que toute l’Allemagne musicale aurait dû tourner les yeux et les oreilles vers Darmstadt, quelques téméraires osaient emprunter d’autres voies. A commencer par Hans-Werner Henze, dont on se demande s’il ne pâtit pas encore aujourd’hui de cette mauvaise réputation que lui confectionna l’avant-garde. Mort en octobre 2012, après avoir collectionné les succès, Henze connaîtra-t-il une traversée du désert ? En France, les grandes institutions se gardent bien de programmer ses opéras, alors que plusieurs d’entre eux firent une belle carrière internationale. Peut-être ses cycles de mélodies seraient-ils alors une voie d’accès plus facile pour entretenir la flamme du souvenir : plus brèves, indépendantes de toute visualisation scénique, ces œuvres-là possèdent une séduction qui leur permettra sans doute de survivre plus facilement.
Les deux titres réunis par le label Wergo soulignent en fait tout ce qui rapproche Henze de son aîné Benjamin Britten ; tout le mal qu’on souhaite au compositeur allemand, c’est de connaître une postérité aussi éclatante que le Britannique. D’abord, une coïncidence frappante : en 1939, lorsqu’il avait mis en musique Les Illuminations de Rimbaud, Britten avait placé en septième position de son cycle le poème « Being Beauteous », celui-là même que choisit Henze en 1963. Evidemment, le traitement n’est pas du tout le même. La longueur, d’une part : là où Britten se contente d’à peine plus de quatre minutes, Henze consacre un quart d’heure au texte rimbaldien, en laissant de grandes respirations pour les instruments seuls (quatre violoncelles et une harpe). L’écriture, d’autre part : sans pourtant jamais écorcher les oreilles, la partition exige de la soprano des suraigus et toutes sortes d’effets extrêmes. Rien de tout cela ne fait peur à Anna Prohaska, habituée tant à la musique la plus contemporaine qu’à la vocalité baroque. Les moyens sont assez différents de ceux d’Edda Moser, la première à avoir enregistré cette page, mais par ses ressources expressives, la soprano sait conférer à cette page tout le mystère qu’elle réclame. Seul le français pourrait être un rien plus naturel, mais il faut bien avouer que Henze lui-même ne semble en aucun cas avoir cherché à respecter la prosodie de notre langue, traitant très librement les syllabes et les sons (là où Britten se montre plus francophone dans ses Illuminations, créées par la Suissesse Sophie Wyss).
Plus britténien encore, le poème de Hölderlin In lieblicher Bläue, conçu pour Peter Pears, avec accompagnement de guitare et huit instruments solistes ; lesdits musiciens sont ici remplacés par un orchestre à cordes, version qui connaît avec ce disque son premier enregistrement mondial. Comme l’indique son titre, Kammermusik 1958 fut créé cette année-là, par le compagnon de Britten, et l’alliance de la guitare et de la voix n’est pas sans rappeler certains passages de Gloriana (1953). Peter Gijsbertsen possède une voix incontestablement plus suave que Pears, et a le timbre qui convient à cette partition, éloge poético-philosophique de la beauté romantique. C’est bien un Peter Quint, un Peter Grimes qu’on croit souvent entendre ici. Comme Anna Prohaska, le ténor néerlandais fait lui aussi le grand écart entre musique ancienne (The Fairy Queen à Glyndebourne, notamment) et compositeurs du XXe siècle (le novice dans Billy Budd, toujours à Glyndebourne). Ainsi guidé, qui refuserait de s’aventurer dans l’univers de Henze ?