Tout baroqueux qui entreprend d’enregistrer la Missa Solemnis met ses pas dans ceux de John Eliot Gardiner. En 1989, il fut le premier à appliquer les acquis de la révolution musicologique à la fresque du Titan de Bonn. Les réticences des tenants de la tradition avaient à l’époque été de peu de poids face à la qualité du résultat : Gardiner allégeait le propos, clarifiait les lignes, ravivait les tempi et emportait tout dans un enthousiasme qui faisait mouche. Ce n’est pas pour rien que son nouvel orchestre, formé pour l’occasion, s’appelait « révolutionnaire et romantique ». Ce souffle romantique est précisément ce qui manque à Masaaki Suzuki, et l’empêche de s’imposer.
Certes, on trouvera dans le présent enregistrement un nombre élevé de qualités. Au premier rang, un travail choral d’une finesse d’orfèvre. Le Bach Collegium Japan, après une intégrale Bach classée comme une référence, est parvenu à un niveau d’homogénéité impressionnant, et aucun des pièges dont Beethoven hérisse la partition ne semble le déconcerter. La justesse est sans tâche, jusque dans les passages les plus périlleux, les intervalles les plus insensés et les fugues les plus complexes. Le texte est parfaitement intériorisé, et restitué avec intelligence et dévotion. De même, l’orchestre, dans une optique baroque de stricte observance, exhale des parfums boisés inouïs dans l’œuvre. La petite harmonie offre une félicité de détails qui fait parfois croire à l’auditeur qu’il est au milieu d’une forêt pépillante. Les timbales en peau scandent le discours avec efficacité, et les cuivres naturels ont rarement sonné aussi précis. Le violon solo de Ryo Terakado semble un rayon descendu du ciel dans le Benedictus, et son léger vibrato évoque la foi de l’enfance et tout un monde perdu. Les solistes, dans une esthétique d’oratorio plus que d’opéra, sont remarquables de musicalité et d’onction, avec une mention particulière pour l’alto de Roxana Constantinescu, qui semble avoir un diamant dans la gorge.
Hélas pour le chef nippon, la Missa Solemnis n’est pas qu’une suite de beaux moments musicaux. Elle représente l’apogée de la dernière période créatrice de Beethoven. Le moment où le Maître empoigne par le col Dieu lui-même pour lui demander compte de ses souffrances. L’adoration éperdue y côtoie le cri de rage, et rendre justice à l’œuvre exige d’utiliser la palette sonore la plus étendue qui soit. On regrette de l’écrire, mais le compte n’y est pas. Un bon exemple : le « Quoniam tu solus sanctus » à la mi-temps du Gloria. Les entrées successives des pupitres n’ont pas, mais alors pas du tout l’effet d’accumulation requis par le compositeur, ce vrombissement digne d’un moteur d’avion, et l’explosion qui suit est bien innocente. Un petit caillou qui tombe dans une piscine, alors qu’on devrait avoir les chutes du Niagara. Idem à la fin du Credo, où tout devrait danser dans un affolement prodigieux, alors que Suzuki reste dans les limites d’une bienséance totalement hors sujet. Il faut dire qu’avec huit chanteurs par partie, il est pratiquement impossible d’obtenir les sommets d’ivresse sonore requis par la nature de l’œuvre. Pourtant aussi très au fait de la musicologie, Gardiner ou Herreweghe acceptaient pour la Missa de gonfler les effectifs de leur chœur. Par excès de scrupule, Suzuki échoue, alors qu’il avait toutes les cartes en main pour offrir une lecture stimulante et novatrice. Il nous doit une revanche.