Habitué du festival de Salzbourg où il a déjà monté plusieurs spectacles tels que la trilogie Mozart/Da Ponte à la fin des années 2000, le metteur en scène allemand Claus Guth y est revenu en 2015 avec Fidelio, l’unique opéra maintes fois remanié de Beethoven. Cherchant à en percer les mystères à la manière d’une exégèse psychanalytique, il montre une nouvelle fois que le théâtre et l’opéra sont pour lui des lieux de recherche, d’une inépuisable et nécessaire expérimentation.
Toute l’action se produit ici dans un lieu unique, presque sans décor, si ce n’est ce grand bloc noir et lisse autour duquel gravitent les personnages de cette histoire d’amour singulière. Fidelio est ici accompagné(e) de son double féminin – selon un procédé déjà employé par le metteur en scène –, lequel s’exprime en langage des signes, quand les autres personnages voient leurs ombres projetées contre les murs blancs qui enceignent l’espace. Dans ce « Je est un autre » rimbaldien, Guth cherche à sonder et à exhiber la dualité intérieure des personnages : là où l’ambivalence est de prime abord sexuelle, il s’agit d’en révéler cette fois-ci la dimension psychologique. Pour la souligner, des bribes de sons et de chuchotements se font entendre entre deux scènes, simulant les méandres de l’inconscient. L’espace scénique est ainsi le lieu privilégié de leurs pérégrinations mentales, mais Guth ne cherche pas à en faire surgir une quelconque vérité. Ces bruits, cette langue des signes, rien ou presque n’en est intelligible ; simplement, il veut montrer que ce trouble intérieur existe. La fin de l’opéra, où, après de glorieuses retrouvailles, Florestan s’écroule (de fatigue ? de maladie ?) relate ici encore cette extrême ambivalence.
Pour intéressante que soit cette proposition scénique, il n’en reste pas moins qu’elle montre ses limites d’un point de vue théâtral, et le risque demeure que ces intermèdes sonores réguliers disloquent l’œuvre au détriment de sa cohérence et de son unité. Malgré une direction d’acteurs satisfaisante, certains personnages donnent l’impression d’être livrés à eux-mêmes : ainsi du Florestan de Jonas Kaufmann qui n’est pas loin de sur-jouer, dans ses hasardeux va-et-vient le long du proscenium, au moment de son air d’entrée « Gott ! Welch’ dunkeln hier ». Et l’émotion s’en ressent, même si, vocalement, ce rôle maintes fois interprété par le ténor allemand est d’une incontestable maîtrise. Alors que Christa Ludwig trône sur l’autel sacré de nos interprétations de prédilection, Adrienne Pieczonka apparaît comme un Fidelio extrêmement charismatique, plein d’une vénérable dignité et souveraine dans la longueur de la tessiture. Sans doute est-elle trop hommasse toutefois, si bien que les deux entités du couple se marient fort peu, et le parti-pris de la mise en scène achève par ailleurs d’ôter tout sentimentalisme qui aurait donné un tant soit peu de chaleur entre eux, comme si l’on ne gardait de romantique que l’intention. Malgré la sobriété de la mise en scène, le duo Marzelline/Jaquino demeure subtilement dans le ton farcesque du singspiel. Olga Bezsmertna n’a pas le timbre ni le vibrato des plus séduisants mais elle fait une Marzelline tout à fait convaincante, et dans les yeux de qui luit sournoisement un brin de charme et de malice. Dans la même veine, Jaquino, son soupirant, est excellemment interprété par Norbert Ernst. Belle profondeur de voix pour le Rocco de Hans-Peter König ainsi que le Don Fernando de Sebastien Holecek. Le Don Pizarro de Tomasz Konieczny n’a enfin rien perdu ici de sa méchanceté originelle et consubstantielle, affublé comme l’un de ces hackers du Matrix des frère et sœur Lachowski.
Sous la direction de Franz Welser-Möst, les Wiener Philharmoniker et Staatsopernchor feraient aisément oublier l’indigence orchestrale de la partition beethovénienne décriée par certains, tant leur sonorité symphonique, pléthorique, inonde l’espace avec faste, comblant d’un fabuleux décor sonore les vides persistants de la scénographie.
On regrettera l’absence de bonus ainsi qu’un livret peu disert et sans aucune mise en perspective du projet du metteur en scène. Mais on louera la réalisation de Michael Beyer, élégante, inventive, avec ce qu’il faut d’équilibre entre plans rapprochés et généraux, et qui fait pourtant défaut dans la plupart des captations.