La Fantaisie pour chœur, solistes, piano et orchestre écrite par Beethoven en 1808 reste mal-aimée. Elle pâtit sans doute de la comparaison avec les autres œuvres créée lors du fameux « concert-fleuve » du 22 décembre 1808 : rien moins que les 5ème et 6ème symphonies et le quatrième concerto pour piano. Difficile d’exister dans l’ombre de ces trois géants, surtout que la structure de l’œuvre est inédite, et passablement déséquilibrée, avec une immense cadence pour le piano seul, suivie de variations concertantes dans un esprit mozartien, et un final qui mêle l’orchestre, le piano et les voix dans un romantisme tumultueux qui annonce la Neuvième symphonie, sur des paroles d’hommage au pouvoir de l’art.
Pourtant, si les interprètes parviennent à trouver la clé de cette œuvre hybride et inclassable, elle délivre une émotion d’une puissance unique, faisant voler en éclat toutes les conventions du classicisme, au même titre que la Sonate Waldstein, L’Héroïque ou les quatuors de l’opus 59. Tout l’enjeu est donc de trouver des musiciens qui croient suffisamment dans l’œuvre pour lui restituer son explosivité. Ils n’ont pas été si nombreux jusqu’à présent (Barenboim chez EMI étant l’exemple le plus proche de la perfection), et la discographie de l’œuvre est relativement pauvre (à l’échelle beethovenienne, s’entend…).
La nouvelle parution est une bonne nouvelle. Même si elle s’inscrit dans une démarche d’instruments d’époques qui paraît a priori contraire à l’esprit du Titan. Face à Schuppanzigh qui lui reprochait les difficultés d’exécution d’un de ses quatuors, Beethoven n’a pas hésité à le rabrouer avec ces mots célèbres : « Que m’importent vos misérables instruments lorsque l’Esprit me parle ? ». On est dès lors un peu sceptique quand on lit les longs développements sur le choix d’un piano Pleyel de 1892 ( ?) ou le soin apporté au sein de l’Insula Orchestra pour le choix de chaque famille d’instrument. Mais comme leur nom l’indique, les instruments ne sont que des outils. C’est ce qu’on en fait qui importe. Et là, toutes les attentes sont comblées : tout d’abord dans le chef du pianiste, à qui il incombe d’ouvrir le discours par un long solo où plus d’un géant s’est retrouvé perdu. Bertrand Chamayou trouve d’emblée le ton juste, entre tonnerre, désolation et nostalgie d’un paradis enfantin, en liant les différents états d’esprit par une technique souveraine, qui parvient à faire sonner son Pleyel avec l’ampleur requise, sans en perdre la fragilité. Mais, contrairement à d’autres solistes trop « impériaux », il sait se faire plus humble et se mettre à l’écoute de ses partenaires lorsque les instruments de l’orchestre entrent en piste. Surtout qu’il trouve dans les membres de l’Insula Orchestra des partenaires à la hauteur. Les bois se couvrent de gloire dans des variations sublimes, qui s’apparentent à un dialogue entre romantisme et classicisme, les cordes sont solidement ancrées dans les graves, et les cors offrent un festival de sonorités « naturelles » qu’il est bien rare d’entendre jouées aussi justes. Tout cela est d’autant plus remarquable que l’enregistrement est un « live ».
Après tant de joies, on se prend à craindre l’entrée des voix. Sera-t-elle au même niveau ? Oui, grâce d’abord à un choix de format intelligent de la part de Laurence Equilbey. Plutôt que de s’encombrer d’éléphants wagnériens, ou de faire l’erreur de confier des parties solistes à des membres du chœur, elle a convié des chanteurs au format mozartien idéal, qui phrasent leurs parties avec sensibilité et qui parviennent à imposer leur présence sans faire un numéro d’opéra hors de propos ici. On saluera particulièrement les interventions délicatement ourlées de Stanislas de Barbeyrac, qui nous envoient au septième ciel. Le chœur Accentus, en effectif raisonnable, détaille le texte avec une clarté qui nous change des formations « symphoniques », mais sans rien oblitérer de la puissance que Beethoven met au service de l’expression, et les dernières mesures soulèveront de leur siège les plus blasés.
En complément de programme, le Triple concerto, lui aussi sous-estimé, trouve une lecture de référence sous les doigts de David Kaddouch (piano), Alexandra Conunova (violon) et Natalie Clein (violoncelle), qui montre par son engagement que l’œuvre est bel et bien ce concerto pour violoncelle un peu caché que Beethoven a légué à la postérité. Là aussi, les timbres agréablement boisés d’Insula et la direction apollinienne de Laurence Equilbey font merveille. Dans les deux cas, le « live » n’empêche pas que la prise de son soit de référence, du genre qu’on fait écouter aux étudiants-ingénieurs, pour leur montrer à quel degré de naturel un disque peut parvenir. A n’en pas douter, les festivités du 250ème anniversaire commencent bien, et on espère encore beaucoup de parutions de cette qualité.