Pourquoi ce CD, enregistré à la suite d’une tournée en 2011 nous parvient-il si tard ? Mystère…
Dans Le Château de Barbe-Bleue, Opéra improbable, mental – l’œuvre gagne à être entendue plus que vue –, l’orchestre joue le premier rôle, les voix donnant corps aux deux êtres qui s’aiment et se déchirent pour inexorablement aller à la catastrophe. L’orchestration de Bartók, ses couleurs, sa subtilité, sa palette expressive la plus large exigent une formation superlative. Même si la pâte sonore n’est pas vraiment hongroise, le Philharmonia Orchestra confirme ses qualités : cordes soyeuses et somptueuses, bois et cuivres parfaits, percussions exemplaires. La riche texture de l’opéra est magnifiée. Loin de la rapidité enfièvrée de Dorati, Esa Pekka-Salonen prend son temps (10 minutes de plus que Solti). Pourquoi précipiter le drame, la catastrophe finale ? Chacun connaît l’issue, et la tension y gagne. Du style, du tempérament aussi, où la force et la tendresse se combinent en permanence en se renouvelant. La singularité de chacune des portes est estompée par les enchaînements, conférant sans doute une continuité plus perceptible à l’ouvrage. La récitante (c’était un barde chez Bartók) qui déclame le prologue en anglais dépare (alors que l’opéra est chanté en hongrois), avant la remarquable introduction capiteuse, inquiétante, qui égale celle de Solti. Chaque tableau mériterait un commentaire. Retenons la 4e porte, impressionniste, fluide, aérienne, la grandiose 5e. La progression est savamment construite pour aboutir aux deux derniers numéros, qui s’étirent avec ampleur : une 6e porte d’une désespérance infinie et la 7e, hallucinée, lunaire, profondément douloureuse, sont bouleversantes.
Michelle De Young chante Judith, un mélange de Mélisande et de Salomé, traduisant remarquablement la passion comme la fraîcheur, la curiosité timide de l’héroïne. Dans cet ample récitatif dramatique, arioso, l’aisance est naturelle, les aigus faciles, le timbre ferait presqu’oublier Eva Marton, les inflexions sont rendues avec une rare intelligence. Son cri – un contre-ut – lorsqu’elle demande l’ouverture de la 5e porte, au paroxysme de la passion éblouie, atteint une force singulière, que l’on garde en mémoire.
Barbe-Bleue, traversé par le doute, la lassitude, l’inquiétude, est chanté par John Tomlinson, sombre, tendre, perdant progressivement son autorité au profit d’une humanité émouvante. La tenue vocale est de grand style, savant dosage de parlé et de chanté. Il l’avait déjà enregistré avec Haitink et Von Otter, et aussi avec Richard Farnes et Sally Burges (en anglais). Les reprises seraient-elles toujours les meilleures ? Comme Fischer-Dieskau, qui avait mûri son personnage et dont la voix avait gagné en expressivité ce qu’elle avait perdu en éclat, qui nous livrait avec Sawallisch un bouleversant Barbe-Bleue.
Une somptueuse version, qui peut rivaliser avec les plus grandes, notamment celle d’Adam Fischer, avec Samuel Ramey et Eva Marton, davantage hongroise.
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