Le motet en qualité de genre musical existe depuis longtemps au moment où Bach, Thomaskantor à Leipzig, s’adonne à cette forme : les écoles flamande et italienne ont fourni avant lui de merveilleux produits (Hassler, Calvisius, mais aussi Bertolusi et surtout Gabrieli). Mais les nouvelles générations post-luthériennes abandonnant peu à peu le latin (Luther traduit la Bible en allemand dans les années 1530), apparaissent les premiers motets en langue allemande. Pour autant, le motet ne suppléa jamais la cantate qui, en tant que Kirchenmusik, devient, essentiellement avec Bach bien sûr, partie intégrante du culte dominical. De ce fait, le motet restait un genre mineur, ou du moins marginal. Exclu du service du dimanche ou des grandes fêtes du calendrier liturgique, on le retrouve dans des cérémonies que l’on qualifiera volontiers d’annexes, faute de mieux : les dévotions du jour de Noël ou du Nouvel An par exemple, ou encore les inhumations. Nous y voilà. Les motets BWV 225 et suivants de Bach ont, pour autant qu’on en ait la certitude, été composés à l’occasion de funérailles. Aujourd’hui, sur les sept pièces intégrales recensées (BWV 225 à 230 ainsi que 118), seules les 6 premières sont incontestablement de la plume de Bach. Ce sont ces pièces que Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion nous proposent aujourd’hui. On pourra, concernant le motet 118, O Jesu Christ, meins Lebens Licht, se reporter valablement à l’enregistrement en tout point remarquable que Philippe Herreweghe proposait en 1986 avec le Collegium Vocale et la Chapelle Royale.
Cet enregistrement était attendu, tant Raphaël Pichon a côtoyé ce matériau et l’a exposé en bien des occasions ces toutes dernières années. Pichon, qui dit chanter les motets depuis l’âge de dix ans, a de toute évidence muri sa lecture, l’a certainement aussi fait évoluer et nous présente une copie du jour – qu’une future complètera peut-être – qui semble être le reflet de cette maturation. « Il n’est pas de recueil musical qui puisse vous apporter autant que les motets de Jean-Sébastien Bach » nous livre-t-il dans le livret de présentation ; au-delà de l’élan qu’il nous dit, ce mot nous enseigne que leur compagnie, pour épisodique qu’elle puisse être, nous transporte chaque fois vers de nouvelles rives. Plus on y revient en somme, plus la fascination que ces motets exercent est forte, car pas un son, pas un rythme qui ne soient guidés par une autre raison que l’expression d’une foi inébranlable.
C’est à cet éclairage, à l’éclairage de la foi chevillée au corps du Kantor qu’il faut comprendre l’interprétation proposée par Raphaël Pichon et son ensemble, toute de la jubilation qui transparaît en quasi permanence dans chacun des motets, fussent-ils, redisons-le, des pièces d’inhumation. La jubilation n’est en aucun cas inopportune, malvenue ou du ressort d’un quelconque contresens. Elle est la jubilation du croyant dans l’attente de la résurrection, la certitude de celle-ci. Le motet Komm, Jesu komm est emblématique ; il y a certes la fatigue de la vie (« Mein Leib ist müde »), traduite par la langueur et l’étirement de la voix, mais au bout du pélérinage douloureux sur terre, il y a le vrai chemin vers la vie (« der wahre Weg zum Leben ») ; c’est ainsi qu’il faut comprendre cette jubilation revendiquée, qui culmine dans ce 229 en une danse quasi surréaliste. Ainsi est aussi justifiée la couverture de l’album ; il s’agit d’une photo extraite du spectacle consacré au requiem de Mozart mis en scène par Romeo Castellucci, donné en 2019, et qui, pour Raphaël Pichon, « fait écho à la jubilation intrinsèque des motets de Bach, un rite dans lequel l’énergie vitale du groupe célèbre le sacré par le chant et la danse ».
Pichon introduit dans l’interprétation ce que des années de complicité avec ces pièces lui apprennent : « souffle, liberté et exubérance » explique-t-il. On pourra discuter de ce dernier substantif, tant tout, y compris la plus complète jubilation, est sous contrôle. La technique du double-chœur en opposition, aussi complexe soit-elle, est impeccablement en place, y compris dans les moments les plus ardus (Singet dem Herren ein neues Lied ). Le souffle ensuite, qu’il faut entendre au propre, notamment ces points d’orgues extatiques et interminables (final de Jesu meine Freude) mais surtout au figuré comme l’esprit insufflé aux mots et aux notes jetés, l’Intelligence du texte, qui ne veut pas dire uniquement compréhension de celui-ci. Il s’agit bien de l’éclairage par la foi de textes sacrés. En illustration, on citera à nouveau le 227, ordonnancé autour de 5 versets du 8e chapitre de l’épître aux Romains. La liberté enfin : un métronome que d’aucuns jugeront ici et là excessivement malmené ; une liberté toutefois encadrée et justifiée par la lecture assumée des textes.
Nous avouerons goûter particulièrement les parties a cappella qui permettent de distinguer et apprécier le ressort et la complexité millimétrique de l’écriture. Aussi les 3 pièces latines présentées en sus dans l’album servent-elles en quelque sorte de prolégomènes aux motets de l’enregistrement. Il s’agit de trois pièces caractéristiques de ce que sera l’héritage dont Bach s’inspirera. Nous retiendrons l’Osculetur de Vincenzo Bertolusi à 7 voix : telle une gamme ou un exercice, cette pièce nous guide dans les arcanes de l’écriture à double chœur. Quant au Jubilate Deo de Giovanni Gabrieli, il faut l’entendre comme l’un des plus éminents chefs-d’œuvre du grand style à double chœur, présentant d’insondables difficultés dans l’interpénétration des huit voix, dont les solistes de Pygmalion s’emparent avec maîtrise.
Quant à l’accompagnement instrumental, il est réduit à violoncelle, contrebasse, archiluth, théorbe, orgue et clavecin. Les querelles de chapelle persistent sur la question historiquement non résolue de la nécessité (l’utilité, la futilité ?) d’un accompagnement instrumental, voire orchestral. Redisons que la sobriété du style a cappella permet plus que tout autre de lire chacune des voix et contribue à la solennité de pièces destinées à un service de funérailles. Sans aller jusqu’aux solutions d’accompagnement par l’orchestre, Raphaël Pichon opte pour une formation instrumentale très resserrée. Elle ne nous a pas toujours convaincue, en ce qu’elle surligne parfois bien inutilement voire lourdement une ligne de chant, très claire en soi et qui n’a nullement besoin de mise en relief pour porter son message (« Gute Nacht, o Wesen » de Jesu meine Freude). En revanche, dans Lobet den Herrn, alle Heiden l’accompagnement des cordes entraîne très heureusement le chant dans une dynamique qui nous semble infinie.