L’édition intégrale des cantates, que réalise patiemment la J.S.Bach-Stiftung de Saint-Gall (canton oriental de Suisse), emprunte des chemins originaux. A raison d’une cantate produite chaque mois, l’entreprise initiée en 2006 devrait s’achever dans cinq ans. Les concerts publics donnent lieu à un enregistrement commercial – le présent CD – mais aussi à une prise vidéo tout aussi professionnelle, diffusée gratuitement sur YouTube. L’objet de la fondation est d’éclairer l’écoute par l’appropriation du texte et du message dont il est porteur. Ainsi, chaque exécution est précédée de la lecture des textes chantés, de leurs sources bibliques en relation avec le jour, qui donnent lieu à une méditation propre à en éclairer la dimension spirituelle. La notice du CD reproduit ainsi des textes introductifs de chaque cantate (en allemand et en anglais). Anselm Hartiger nous livre par ailleurs sa réflexion sur un sujet douloureux aux églises réformées sous le troisième Reich, qui s’efforça de valoriser le legs antisémite de Luther, et, par voie de conséquence, de Bach. La visite des musées d’Eisenach et des villes où résida Bach est très instructive à cet aspect, méconnu en France. Son article « Bach, Luther et l’anti-judaïsme de la musique d’église protestante », suivi d’un entretien avec Rudolf Lutz, est d’un intérêt majeur.
Pas de concordance du calendrier liturgique pour ces trois œuvres (10ème dimanche après la Trinité, dimanche avant l’Ascension, Septuagésime), mais une approche de même nature. La gravité de « Schauet doch und sehet, ob irgendein Schmerz sei » est perceptible dès son ample chœur d’ouverture (repris par Bach dan le Qui tollis de la Messe en si), qui atteint une plénitude admirable. La fugue à 5 voix qui succède à la première partie, toujours lisible, aux couleurs affirmées, est aussi un sommet. Le récitatif du ténor avec les flûtes à bec, puis l’aria de basse (Matthias Helm) avec la trompette « da tirsa » sont magistralement conduits, les vocalises sont stupéfiantes, comme la longueur de souffle. L’alto, Markus Forster, chante la confiance avec une rare élégance. Les couleurs des bois sont délicieuses. Le choral conclusif, enchaîné avec les répliques jubilatoires des flûtes suffisent pour nous convaincre que l’esprit est là, ouvert sur l’infini par sa demi-cadence conclusive. « Bisher habt ihr nichts gebeten in meinem Namen », de structure originale, fait s’enchaîner les récitatifs arioso et un ample air d’alto (Michaela Selinger), dont le propos est poursuivi par le ténor puis la basse, particulièrement expressive, dramatique et puissante avec des cordes comme on ne les a jamais entendues, avant le choral final, qui emprunte son timbre à « Jesu meine Freude ».
Les cinq stances du Lied de Paul Gerhard qui sont au cœur de la dernière cantate (« Ich hab in Gottes Herz und Sinn ») ont été également traitées dans la cantate BWV 111. Celle que nous écoutons, ouvrant le Carême, revêt un caractère à la fois ample et pénitentiel, en rapport avec la solennité du moment. Son caractère concertant, avec deux hautbois d’amour y participe, mais surtout son écriture polyphonique particulièrement soignée. Le timbre des chorals est emprunté à Sermizy, ce que Bach devait ignorer. Le caractère dramatique du récitatif arioso de la basse, d’une souplesse exemplaire, est un modèle du genre. L’abandon dans les mains de Dieu, la confiance confèrent à chacune des parties une portée sensible. L’aria de ténor, animé, illustre à merveille le texte, mieux qu’un sermon. Les numéros suivants s’inscrivent dans cette démarche. Aucune démonstration ni piété empesée, un propos naturel, sincère, d’une fraîcheur et d’une force incroyables.
En dehors de Peter Harvey, admirable basse, qui participe aux deux dernières cantates, l’équipe de chanteurs se renouvelle pour chacune. Tous mériteraient d’être cités, comme le chœur, comme chacun des instrumentistes. Rudolf Lutz, qui dirige la fondation et les œuvres, s’attache à rendre toute leur vie aux cantates, en partageant son appropriation de leur dimension spirituelle, au travers d’une interprétation historiquement informée, mais moderne, dépourvue de dogmatisme. Tous les musiciens réunis à cette occasion sont des professionnels renommés, rompus au jeu des instruments anciens, originaires de Suisse, d’Allemagne et d’Autriche. Il anime chacun de cet esprit, qui nous fait oublier toutes les références. Les interprètes, humbles, se situent au plus haut niveau et leur engagement, leur écoute mutuelle relèvent d’une forme de sacralité. Le continuo inventif, basé sur l’improvisation, contribue à l’animation de l’ensemble.
Il faut écouter cet enregistrement (et les autres !) pour s’en convaincre. Seul (tout petit) regret : les non germanistes devront rechercher sur le net la traduction des textes, ceux-ci n’étant publiés qu’en allemand et en anglais.