On croyait épuisées toutes les possibilités qu’offre La Passion selon saint Jean. Marc Minkowski, basson de Philippe Herreweghe dans cette partition exceptionnelle, il y a presque trente ans, a eu la sagesse d’attendre pour la graver à son tour. L’enregistrement fait suite à une série de concerts salués par la critique, et offre l’avantage d’en restituer les plus belles interprétations. Plus que jamais, la singulière puissance du texte gouverne une vision d’ensemble, cohérente, aboutie. Nous sommes les témoins impuissants du drame qui se joue : plus que théâtre, vérité dramatique et absolue sincérité du commentaire.
L’urgence et le tourment sont portés par le souffle, dès la pulsation obsédante, inexorable, du chœur d’ouverture. Toujours, la musique avancera, tant dans la narration que dans les commentaires et la ponctuation des chorals. Malgré l’ajout de deux airs de 1725, le minutage l’atteste, inférieur d’environ dix bonnes minutes à la moyenne des réalisations. Mais ce sont la dynamique interne et le souffle qui nous portent. Ni emphase, ni mièvrerie, le propos est toujours juste, évident, limpide, alerte, puissant, articulé et modelé.
Une Passion, c’est avant tout un Evangéliste. Lothar Odinius, familier de Bach de longue date, confirme ici ses qualités rares : une émission claire, égale, pour un chant intense, la voix est longue, d’une articulation magistrale au service d’une force dramatique exceptionnelle. La conduite est admirable, dans un allemand parfait. Il chante en outre l’aria « Ach mein Sinn », dont le désarroi et la tension emportent l’adhésion. Le Christ est Christian Immler, au sommet de son art. Il nous vaut de surcroît un air et un arioso splendides. Six solistes se joignent à eux pour former le choeur, Marc Minkowski jouant habilement sur le contraste entre le quatuor et le tutti. Tous les chœurs de turba (la foule) éclatent avec une soudaineté terrifiante. Des « Jesum von Nazareth » du début aux « Nicht » scandés, véhéments, des « Kreutzige », « Weg, weg » brutaux, féroces, à la fugue « Lasset uns den nicht zerteilen », c’est admirable. Les chorals sont empreints d’une sincérité, d’une fraîcheur auxquelles nous ne sommes pas habitués. La bonté, la ferveur, l’humilité sont évidents, même si l’on ignore ce dont ils sont porteurs. Par contre, on comprend mal les brèves césures systématiques correspondant aux points d’orgue, qui rompent parfois la continuité du propos. Autre réserve, somme toute un peu dérisoire, dans le dernier chœur («Ruht wohl ») tout comme dans le choral ultime, une soprano s’abandonne dans les finales aiguës – sol, la bémol – avec un vibrato projeté, gênant. Sinon, l’ensemble atteint des sommets. De la démarche joyeuse de « Ich folge dir » à l’accablement apaisé de « Zerfliesse », les sopranos sont remarquables. Des airs d’alto retenons « Von den Strikken », confié à David Hansen, voix charnue, agile, expressive, et « Es ist vollbracht », où le chant de Delphine Galou nous étreint. Colin Balzer nous offre quatre interventions comme soliste. On retiendra particulièrement la force du « Eilt, iht angefocht’nen Seele » (confié généralement à une basse) et le lyrisme de l’arioso « Mein Herz, in dem die ganze Welt ». Yorck Felix Speer nous offre l’un des plus beaux « Betrachte, mein Seel’ » jamais entendus. Les Musiciens du Louvre sont à l’égal du chœur : parfait, réactif, équilibré, toujours clair. Le continuo se montre alerte et efficace.
Cette version est particulièrement riche, puisque comportant deux arias annexes, rarement jouées, de la première partie : « Himmel reiße, Welt erbebe », ajouté par Bach en 1725, et «Zerschmettert mich » qui, cette même année, se substituait à « Ach, mein Sinn ». Le livret, outre le texte et sa traduction française, comporte une interview de Marc Minkowski, où il explicite son projet, et une présentation de l’œuvre par Christoph Wolff. Une version qui nous emporte par la vigueur et la cohérence du propos, servie par des interprètes aussi engagés que le chef, l’orchestre et le continuo.