Les quelques uns à qui le nom d’Albert Huybrechts n’est pas étranger – rarissima turba ! – s’accorderont à louer en premier lieu ses œuvres pour cordes. C’est dire si les mélodies d’Huybrechts ont peu été, jusqu’à présent, tirées de leur obscurité. C’est désormais chose faite avec la parution d’une intégrale des mélodies, auxquelles s’ajoute une délicate Sicilienne pour piano seul, qui sonne comme une délicate apostille au Tombeau de Couperin.
Halte là ! Il est particulièrement facile de réduire Huybrechts au rang d’épigone, et l’on trouvera aisément que telle ou telle pièce sonne comme du Untel ou du Untel. Sauf qu’entre Untel (Massenet ou Bizet) et Untel (Poulenc, Milhaud ou Jolivet), il y a un siècle d’histoire de la musique qu’Huybrechts parcourt en moins de vingt ans. Il est tour à tour charmeur comme Lalo, mystérieux et fantasque comme Debussy, sombre et majestueux comme Duparc, élégant comme Messager, tendre comme Pierné, primesautier comme Poulenc et grinçant comme Stravinsky. De ce début du vingtième siècle, l’histoire ne retient que les choix tranchés et exclusifs : l’invention de la modernité musicale (Debussy, Stravinsky, Schönberg), ou au contraire, la perpétuation forcenée du romantisme (Puccini, Busoni, Reger, à certains égards Strauss aussi). L’on oublie que les récréations des plus grands modernes furent parfois innocemment badines ou sentimentales (chez Ravel, Stravinsky, Prokofiev). L’on oublie aussi que bien des compositeurs de second ordre pratiquèrent avec un égal degré d’inspiration les deux esthétiques : les mélodies d’Huybrechts, prises dans leur ensemble, rappellent les contrastes que l’on trouve dans l’œuvre pour piano seul de Mel Bonis, récemment redécouvert. D’ailleurs, qui écoute chaque mélodie séparément louera l’élégance et la finesse, parfois même l’audace ; le sentiment d’hétérogénéité ne naît que de la recherche d’une cohérence qui n’a pas lieu d’être.
Il serait cependant injuste de méconnaître les traits stylistiques qui relient les mélodies entre elles, quelle que soit l’intention esthétique dont elles procèdent : ainsi, par exemple, Huybrechts sait admirablement composer ses parties de main gauche, énigmatiques et rythmées, par lesquelles apparaît souvent toute l’atmosphère de la pièce. De même, il est, dans ses accompagnements, souvent tenté par la monodie, l’harmonie incomplète, ou par un propos mélodique lacunaire ou effrangé. Il serait aussi injuste d’être insensible à son projet artistique tant celui-ci est manifeste : Huybrechts, à de rares exceptions près, ne pose son attention que sur de bons vers et sur de grands poètes. Il compose vraisemblablement plus en amateur de poésie qu’en compositeur : il modèle son propos sur les vers de Hugo, de Baudelaire, de Verhaeren, et, respectant les différences de registres et de ton, il coupe et confectionne sur mesure, pour chaque poème, l’habit de sons qui lui convient. Huybrechts s’efface derrière le poète et ne cherche jamais à faire rang égal avec lui, encore moins à le supplanter : il est essentiellement façonnier. Chaque pièce est sur mesure, unique. Les sons en sont l’étoffe et les vers le patron.
Cyprès réunit pour cet enregistrement trois chanteurs de qualité. Laure Delcampe timbre très agréablement les mélodies des premières années et leur confère juste ce qu’il faut de candeur et de sensibilité. Martial Defontaine interprète les Hugo avec douceur et naturel. C’est surtout Marie Lenormand, dans les trois poèmes d’Edgar Poe ainsi que dans les Verhaeren, qui attire notre attention : sa diction, aussi dépouillée que possible, abandonne tout effet, jusqu’à devenir angoissante et spectrale. Elle colore le pianissimo avec une subtile palette de gris, et sait, sur une surface étale, ménager d’imperceptibles variations d’éclairage comme en un bas-relief. C’est à l’extrême netteté et à la solide sobriété du piano de Lionel Bams que l’on doit l’unité de l’enregistrement, l’impression dominante de mélancolie désertique, par delà l’hétérogénéité des styles d’écriture, jusque dans l’étrange et exsangue Sicilienne, sans arbre ni soleil, où l’Italie ne perce qu’à peine, comme à travers les rideaux d’une chambre de sanatorium. L’acidité des cordes du quatuor MP4, sonnant comme dans du Bartok ou du Berg, achève le parcours, accentuant distinctement l’appartenance d’Huybrechts à la modernité.
Hugues Schmitt