Est-ce le cadre Renaissance et la présence d’artistes parmi les personnages principaux, est-ce l’entrelacement de figures historiques à une intrigue amoureuse, est-ce le wagnérisme dont il fut inévitablement accusé ? Il y a dans Ascanio quelque chose qui fait de cet opéra de Saint-Saëns une sorte de Maîtres ciseleurs du Grand Nesle, une grande fresque où les scènes de foule alternent avec les moments intimes, où le badinage cohabite avec le sérieux. Comme dans le grand opéra à la française, dira-t-on. Sauf que pas mal d’eau avait coulé sous les ponts au cours du demi-siècle écoulé depuis la création des premiers chefs-d’œuvre de Meyerbeer. Loin de l’opéra à numéros, Saint-Saëns pratique l’arioso aux contours souples plutôt que l’air nettement découpé, arioso qui vient s’enchâsser dans un discours musical continu, où l’orchestre joue un rôle primordial. Et s’il y a du pastiche dans cette partition, c’est surtout dans le grand ballet du troisième acte (encore que, sous l’habillage « néo »), l’on y entende pas mal de formes typiques du XIXe siècle) : le reste du temps, on est frappé par l’inventivité de cette musique, bien davantage que par ses très discrètes références au passé. Tiré d’une pièce de théâtre elle-même inspirée par un roman de Dumas, le livret fleure bon son mélodrame à l’ancienne, mais sans une intrigue aussi conventionnelle, l’Opéra de Paris se serait-il risqué à assurer la création de cet opéra en cinq actes et sept tableaux (ou plutôt six, suite à des tripatouillages dont on va parler ci-après) ?
Et tant qu’à ressusciter ce genre d’œuvre, autant y aller à fond, en nous livrant le maximum de musique possible. Du vivant du compositeur, Ascanio fut toujours défiguré par des choix malheureux, amputé de nombreux passages, pour des raisons qui n’avaient rien de bien artistique : chanteurs fatigués ou indisponibles, spectateurs de marbre lors de la générale… Des fragments jugés superbes par les auditeurs les plus éclairés passèrent ainsi à la trappe. Heureusement, près d’un siècle après les dernières représentations parisiennes (au nombre de six, en 1921), il s’est trouvé de courageux interprètes et musicologues pour faire renaître ce phénix, ou même pour le faire naître, puisque l’œuvre n’avait jamais été donnée telle que Saint-Saëns l’avait écrite. Grâces leur soient rendues. Merci à Guillaume Tourniaire de s’être donné la peine de diriger une partition restée si longtemps endormie, et surtout de la diriger avec autant de raffinement et de conviction, à la tête du Chœur et Orchestre de la Haute Ecole de musique de Genève, complété – car les effectifs exigés sont imposants – par le chœur du Grand Théâtre de Genève. Rien n’aurait été pire pour Ascanio qu’une reprise timide ou brutale, et l’on espère qu’aussi admirablement servie, elle donnera des idées aux directeurs de théâtre.
Des idées, oui, mais aussi des moyens, car cet opéra requiert pas moins de six grands chanteurs. En 1890, à Paris, on avait mis le paquet : dans le rôle-titre, le ténor Cossira, qui serait peu après le premier Tristan entendu en Belgique et en France ; en Benvenuto Cellini, Lassalle, héros de tant de créations prestigieuses ; dans celui de Colombe, Emma Eames, alors applaudie en Juliette de Gounod ; en duchesse d’Etampes, une autre Américaine, Ada Adiny, future première Brünnhilde italienne ; dans le rôle de François Ier, Pol Plançon, gloire internationale. Seul le personnage de Scozzone fut confié à tort à une soprano alors que le compositeur avait exigé une contralto. Pour le coup, en 2017, la Suisse avait aussi mis le paquet, en recrutant – c’est de bonne guerre – quelques artistes helvètes qui se trouvent être aussi d’excellents chanteurs.
Atys en 2011, mozartien reconnu, Bernard Richter est un beau ténor, auquel on a pu jadis reprocher un excès de décibels, dans le baroque surtout. La musique du XIXe siècle, qu’il a relativement peu chantée, semble bien lui convenir, et sa diction superlative le destine à servir le répertoire français. Eve-Maud Hubeaux vole de succès en succès : les riches couleurs de son timbre confèrent à Scozzone la sensualité que voulait Saint-Saëns pour ce personnage tragique, qui préfère sacrifier sa vie dès lors que son amour pour Cellini paraît voué à l’échec. Si Clémence Tilquin suscite quelques réserves, c’est parce que l’on souhaiterait une voix plus légère, moins mature, pour mieux coïncider avec l’héroïne angélique que doit être Colombe.
Du Québec viennent deux autres piliers de cette distribution. Karina Gauvin est une bonne surprise dans cette musique où elle eu jusqu’ici peu l’occasion de s’exprimer, et les amateurs de Haendel ne seront pas surpris d’apprendre qu’elle déploie ses sortilèges capiteux, même si, hélas, la clarté de la diction a tendance à se perdre dans les emportements de la duchesse d’Etampes. Jean-François Lapointe est aujourd’hui l’un des grands interprètes de l’opéra français du XIXe siècle, et l’on ne voit pas trop à qui l’on aurait pu confier un rôle aussi écrasant que celui de Cellini, qu’il empoigne avec cette énergie qui fait tout le prix de ses incarnations. Jean Teitgen, enfin, est là pour représenter notre pays, avec un François Ier magistral, souverain tantôt amoureux avec sa duchesse, tantôt majestueux avec son « cousin » Charles-Quint. Autour d’eux gravitent une ribambelle de petits rôles, dont quelques voix encore un peu vertes, mais qui ne sauraient gâter l’effet d’ensemble.